La priorité, c’est de changer d’imaginaire, non ?
IL EST ENTENDU que la crise environnementale nécessite une transformation radicale des modes de pensées. La ritournelle d’Einstein « on ne résout pas un problème avec le mode de pensée qui l’a créé » est maintenant dans toutes les têtes. Ainsi les appels à « changer de paradigme », à « décoloniser nos imaginaires » voire à « rêver le monde de demain » sont légions. Pourtant il me semble que l’on se trompe de stratégie : n’est-il pas dangereux de se bercer de récits qui peuvent se révéler de faux espoirs ? Dans le marché des imaginaires, l’écologie peut-elle seulement lutter à armes égales contre les autres récits ?
Les récits façonnent le monde (?)
Les puissants les utilisent de plus en plus : l’empire des rêves
Historique de l’écologie dans l’imaginaire, ça marche pas trop mais c’est dans les têtes
N’y-a-t-il pas toujours un contre-imaginaire ?
Certains sont puissants, comme l’Espace
Nous sommes très forts pour nous auto-baratiner…
… même pour croire qu’on serait plus forts que les imaginaires !
Est-ce vraiment nos imaginaires qui commandent ?
Que faire si notre récit ne pointe pas vers du mieux ?
Utiliser le Spectacle et la mégamachine : perdu d’avance ?
Un phénomène de temps long
Le monde façonne les récits
L’importance d‘un rapport de force
Conclusion — Pour une approche compositionniste
Notes — Références
Les récits façonnent le monde ?
Alors que le désastre écologique progresse sans cesse, les populations perçoivent qu’il ne s’agit pas juste d’un problème technique, mais quelque chose qui questionne leur mode de vie tout entier, d’où les incantations à d’abord déterminer ce qui semble nous condamner à mener ce mode de vie délétère.
Le film Après Demain — en reprenant le livre d’Harari (par ailleurs remis en doute sur plein d’aspects autant anthropologiques [16] que politiques [17]) — affirme que tout serait récit : l’argent, les entreprises, les États … ne sont finalement que des constructions humaines, aussi vrai que les frontières ne sont que des lignes imaginaires sur une carte. Déjà, en 1986, Dawkins avait frappé fort en soumettant l’idée que tout se passait comme si nos memes culturels se répliquaient similairement à nos gènes [9, 10] : y-aurait-il donc une sélection culturelle également ? De cela on conclut mécaniquement qu’il faut « remporter la bataille des imaginaires », le futur y étant façonné.
Cyril Dion sous-entend donc que pour espérer tendre vers un futur socialement et écologiquement soutenable, il faudrait s’atteler au « grand chantier des imaginaires » : commencer par dessiner un futur souhaitable (les initiatives dans ce sens sont légions [8]) pour pouvoir avoir une ligne directrice, et surtout changer cet état d’esprit général, ce Zeitgeist qui, consciemment ou inconsciemment, détermine nos choix. Pourtant, c’était déjà ce qu’il faisait dans son fil d’avant, Demain, en montrant des initiatives inspirantes qu’il espérait voir prospérer et se multiplier (avec le succès que l’on connaît…) : finalement, est-ce que ça marche si bien que ça, les imaginaires ?
Par ailleurs, favoriser le « vert » dans la communication (« publicité, influenceurs, placements de produits, récits » [7]) est plébiscité comme déterminant. Les communicants auraient ainsi un « impact sur l’imaginaire collectif […] extrêmement important » [7] : retourner contre lui les armes du système qui administre le désastre, donc, un pari … risqué (nous y reviendrons).
L’empire des rêves
Dans l’Histoire, cette « bataille des imaginaires » a été surtout menée par les Etats-Unis, qui ont fait de leur machine à rêve un des piliers majeurs de leur hégémonie ; ce soft power, médié par l’influence culturelle, se décline en 3 axes :
- le globish (« Global English ») comme vecteur de communication entre non-anglophones, régnant sans partage sur internet, et employé par tous pour « faire cool »
- films hollywoodiens et musique anglo-saxonne dominant largement la culture audiovisuelle
(il paraît d’ailleurs que l’une des conditions d’application du plan Marshall était une ouverture totale des salles de cinéma européennes aux films américains) - la « McDonaldisation » du monde (grandes corporations déployées dans tous les recoins du monde, comme Coca-Cola, Levi’s, les GAFAM …
Ce système s’auto-renforce continuellement : des vedettes de cinéma touchent par exemple des fortunes pour s’afficher avec tel ou tel produit [7], et les grandes marques servent de relais à des slogans, des musiques, ou des personnalités en vogue. Les imaginaires marquent les esprits.
Maintenant même le GIEC et les autres instances scientifiques allient des récits poignants à leurs communications, d’habitude neutres et lissées, pour augmenter la portée de leurs travaux [6]. Mais cela va plus loin : alors que l’armée américaine — et maintenant l’armée française, en plus d’influencer directement sur les médias [11], a une division de prospective et influence spécialement dédiée à la science-fiction [5], « la fiction remplace la science » jusque dans les instances les plus sérieuses.
« La télévision agit puissamment sur l’imaginaire de son public. Les Chinois se passionnent pour les concours de chant les Iraniens profitent d’un relâchement de la censure en matière de divertissement… En France, au-delà des sages rituels que représentent le Tour de France ou des jeux tels que “Questions pour un champion”, le trouble causé par un reality-show comme « Loft Story » a fait date » [19]
Du côté plus neurologique, de nombreuses études ont montré que le comportement des gens étaient subliminalement influencés par les mots qu’ils lisent * [12] : on imagine dès lors la puissance des récits, qu’ils soient sous forme de mots ou plus percutant encore, sous forme d’images.
Liste des films « prise de conscience »
Si la fabrique des imaginaires est si déterminante, il suffirait de l’appliquer à l’écologie, non ? Deux/trois matraquage d’éducation, une bonne décolonisation des esprits, et ça y est le tour est joué ! Voyons d’un peu plus près à quoi ont abouti les communications autour de l’écologie des dernières décennies :
- La photo du lever de Terre de 1968 aurait fait redécouvrir la Terre aux fans d’exploration spatiale et au monde (de même Blueturn en 2015, une vidéo en continue par satellite) : même si l‘overview effect en a probablement converti quelques-uns, les projets pour « quitter notre vieille planète fatiguée » vont toujours bon train (cf section suivante).
- « Soleil vert [Soylent green] » (1973) et « Mad Max » (1979) nous dépeignaient des futurs aux ressources épuisées et un éclatement des sociétés, mais cela n’a pas empêché Reagan de proclamer en 1981 « America is back » ▪.
- Des fictions comme « Princesse Mononoké » (1997) devinrent des emblèmes écolos, mais leur réelle efficacité à changer les comportements reste à démontrer.
- « Matrix » (1999) nous montrait un monde dévasté par l’emprise technologique et la technocratie, mais les années qui suivirent constituèrent la consécration du “Web 2.0”.
- 2004 et son « Super Size Me » n’a pas marqué la fin de la prolifération des McDo, et « The End of Suburbia » n’a pu éveiller que les esprits les plus critiques au problème du pic pétrolier.
- « Une vérité qui dérange » (2006) — même s’il fit plus de bruit qu’« Une suite qui dérange » (2018) popularisa certes le problème du dérèglement climatique, mais n’est pas rentré dans toutes les têtes aussi fortement que les désastres suite aux cyclones tropicaux par exemple.
- « Wall-E » montrait en 2008 l’absurdité de la croissance matérielle et du rêve d’évasion spatiale, pourtant la masse des produits fait par l’humain n’a cessé d’augmenter depuis, pour arriver à dépasser la biomasse vivante.
- « Home » (2009, Yann-Arthus Bertrand) et « Samsara » (2011) nous rappelaient les beautés de notre monde, mais le mode de vie à l’occidentale devait lui aussi être conservé.
- Enfin, « Demain » (2015) (bien plus vu que sa suite « Après Demain » (2018)) faisait naître des espoirs « d’écologie positive”, mais la majorité des projets montrés n’ont pas tenu leurs promesses.
On pourrait allonger la liste longtemps. Il est impossible de savoir si la situation aurait été pire ou non sans ces tentatives de ruptures de l’imaginaire, ni s’ils ne sont pas au fond inévitables pour extérioriser tout d’un coup un affect commun devenu insupportable. Mais force est de constater qu’ils n’ont pu instaurer de transformation globale, ou endiguer les problèmes qu’ils dénoncent.
Certains diront que c’est à cause du rapport de force inégal :
« Des messages sur les éco gestes on en reçoit 2/3 fois par jour, des messages de publicités on en reçoit entre 400 et 3000 » [7]. C’est vrai qu’il serait réducteur d’affirmer que l’écologie a été un jour le sujet numéro un : il ne devient présent dans le débat public que lorsqu’il y a réellement urgence, et reste tout-de-même bien pâle comparé à d’autres débats sociétaux.
N’y-a-t-il pas toujours un contre-imaginaire ?
C’est l’argument rappelé par Laure Noualhat (Bridget Kyoto), aussi en voix off dans Après Demain : il y a en fait une multitude de récits en opposition, et celui de l’écologie — en plus de ne pas être du tout homogène — n’est pas celui de tout le monde. Ainsi, suite au 1er épisode de la COVID, « les imaginaires colonisés du monde entier allaient se charger d’annuler nos efforts… », malgré la réduction des pollutions pendant le confinement.
Car oui il y a un combat, mais il est tout-à-fait inégal : tout comme il est beaucoup plus facile de sortir un propos fallacieux que de le débunker, certains imaginaires peuvent paraître crédibles et attrayant beaucoup plus facilement que d’autres nécessitant des preuves tangibles quant à leur faisabilité.
Par exemple, l’écologie peut-elle seulement lutter à armes égales contre les imaginaires simplistes de la toute-puissance technologique ?
Exemple d’imaginaire délétère : le techno-progressisme tourné vers l’Espace
Parmi ces fictions « faciles », on retrouve celle de la conquête spatiale et des voyages interstellaires : il s’agirait d’aller sur Mars, Vénus ou de coloniser je ne sais qu’elle lune à plusieurs années lumières. Pourtant les planètes candidates sont soit trop loin soit trop inhospitalières, et terraformer Mars semble être en outre un bon gros cul-de-sac [3].
Les scientifiques dénonçaient d’ailleurs déjà en leur temps le manque d’utilité scientifique des programmes Apollo [1]. Depuis, même les expériences en microgravité ne requièrent plus de couteux envois dans l’espace comme vers l’ISS (qui n’a jamais volé plus haut, rappelons-le, qu’une couche moyenne de l’atmosphère), mais peuvent se faire sur Terre : « l’intérêt d’envoyer un homme dans l’espace est d’étudier le comportement de l’homme dans l’espace ! », mais pour le reste … [1]
On peut par ailleurs se demander de la pertinence d’explorer des exoplanètes pour y trouver une trace de vie alors qu’on n’a pu explorer qu’une infime partie des espèces terrestres, surtout dans les océans. Ainsi, même le fait que les observations spatiales fassent « avancer la science » est discutable, mais admettons. Admettons aussi que les envois de modules robotisés continueront à faire les gros titres et à faire rêver, les vols habités seront a priori tellement limités dans le futur qu’ils ne contribueront à rien d’autre qu’augmenter la pollution spatiale [2]. Tout porte donc à croire que cet imaginaire de conquête de l’Espace est plus délétère qu’autre chose, et risque même de désillusionner ses adeptes lorsqu’il se heurtera aux dures lois de la physique **.
On est en droit de se demander : à quoi sert ce genre d’imaginaire ? À nous bercer dans la perspective que le monde geek de Star Wars et Star Trek s’imposera dans la réalité ? À répliquer les désastres capitalistes jusque sur la surface d’autres astres encore vierges (cf Ad Astra et ses Subway® sur la Lune) ? ***
Car l’idée des uns d’une Humanité en Progrès dépassant ses conditions terrestres est le brouillard opportun derrière lequel progresse la domination militaire des autres : ce n’est pas un hasard si toutes les grandes corporations labelisées « Space » ont aussi les mentions « Defense » et « Security » — pour ne pas dire « war » et « agression ». Ce n’est pas non plus un hasard si la nouvelle lubie d’Elon Musk — le réseau StarLink — sert déjà au complexe militaire américain.
Il y a donc fort à gagner pour le système capitaliste à jouer sur ces imaginaires futuristes : ni plus ni moins que de se reconstituer sur de nouvelles bases sur une Terre dévastée [5]. Il faut alors nous atteler à montrer l’impasse de ces futurs. Notre réalité est un système chaotique du 2e ordre, elle n’est certes pas déterminée à l’avance, mais nos « paris » peuvent influer sur son état futur. Il y a donc une certaine marge de manœuvre, mais qui est pour l’instant dans les mains des technoprogressites.
Nous sommes très forts pour nous auto-baratiner…
Dans ce précédent texte je présentais en quoi les imaginaires creux procédaient par une inversion de logique : en se reposant sur des flux d’énergie et d’argent fictif, ils arrivaient à produire une illusion de solutions qui se révélaient absolument non viables à long termes, tant les différents effets contre-productifs étaient ignorés.
Mais l’appel aux imaginaires en écologie possède aussi d’autres tares plus problématiques : ainsi, même si un imaginaire vertueux s’imposait dans tous les esprits, rien ne nous garantirait que la pratique suivrait. Pour une majorité de français par exemple, ce serait l’utopie écologique qui l’emporte sur les autres [7]. Pourtant, quand on voit le fossé qu’il y a à combler entre la situation actuelle et un quota carbone soutenable de 2t/an/personne, on peut se demander si les enjeux pour que cette utopie advienne ont bien été compris, ou si l’on reste encore dans le domaine du vœu pieux.
Pire encore, à l’image de l’« hélicologiste » Yann-Arthus Bertrand, les personnes amoureuses de la nature ne sont pas vraiment celles qui la protègent le mieux (des milliers de litres de kérosène brulés pour aller admirer la faune marine à l’autre bout du globe, pour ne citer que cet exemple) [13] : ainsi, les imaginaires écolos font-ils vraiment changer les personnes qui y adhèrent, deviennent-elles vraiment « éco-vertueuses », ou reste-t-on seulement dans une impression de changement ?
Car regarder l’Histoire ne fait que renforcer ce doute : les exemples d’auto-baratin (self-bullshit pour les anglos) via l’imaginaire y sont légions. Ainsi les dieux des Grecs « exigeaient respect et cérémonie et disaient aux hommes de traiter le monde comme un lieu sacré. Cela n’aura pas empêché les Grecs de couper tous les arbres qui se trouvaient à portée de hache, les ruines de leurs anciens temples étant encore aujourd’hui entourées des ruines de leurs anciennes forêts. Il en est ainsi à l’identique pour la totalité des civilisations — leurs quelques bonnes intentions, et respectueux imaginaires ne suffisent pas. » [14]
De même le « tu ne tueras point » des grands monothéismes n’a pas empêché les raids meurtriers contre les mécréants pendant l’émergence de ces grandes religions… Il semble que nous soyons très forts pour nous auto-baratiner sur ce point précis. Tout se passe comme si ces belles histoires ne servaient qu’à une chose : légitimer un rapport dominant et destructeur.
… même pour croire qu’on serait plus fort que les imaginaires !
Il faut néanmoins reconnaître que bousculer nos imaginaires peuvent aussi nous faire sortir de notre auto-baratin. Rester enfermé dans un mode de pensée désuet, à trop faire confiance à nos croyances, en ignorant les données réelles que l’on a devant les yeux est ainsi typique d’un mode de pensée qui n’a pas su changer à temps : « Les japonais ne peuvent pas se permettre d’attaquer Pearl Harbor », « Internet de percera jamais », etc., comme le rappelle ce billet de Signaux Faibles [15].
Mais l’article nous montre surtout que faire des prédictions sur l’avenir « en libérant son imaginaire » s’est toujours montré peu efficace (exemple : « à quoi ressemblera l’an 2000 ?» et autres joyeusetés du genre) [15]. C’est ainsi que les hippies du mouvement cypherpunk, même s’ils ont cru de toutes leurs forces en Internet comme une utopie réelle de liberté, se sont finalement fait rattraper par la mainmise des GAFAM et une surveillance rampante toujours plus prégnante [18].
Le danger est dans les idées fixes, et dans l’inversion de la méthode de prospective : calquer sur le monde ce que l’on voudrait qui soit, plutôt que de partir de ce qu’on sait de lui (voir article précécent). Rêver l’avenir en étant trop projeté dans le futur nous fait ainsi manquer le présent : « Percevoir exactement ce qui arrive à la seconde même est plus décisif que de savoir par avance le futur lointain »[Comité Invisible, « Maintenant »]. On peut être aveuglés, et passer à côté du réel immédiat :
« En ne savant pas où nous allons, nous pourrions rechercher [et trouver] ce qui a été ignoré » [22].
Ne pas avoir de direction ni d’imaginaire préconçu nous fait découvrir plus de choses, car on privilégie l’observation et « l’art de remarquer » [22] plutôt que la déduction ou pire, le biais de confirmation.
Est-ce vraiment nos imaginaires qui commandent ?
Comment, donc, expliquer ce décalage entre ce que nous croyons (nos récits) et ce qui est (par nos actes) ?
Sans tomber dans une dérive scientiste ou simpliste, on peut tenter d’y répondre en regardant du côté de la biologie et neurologie comportementales. Les récits sont en effet plutôt le fruit de notre organe réflexif, le néocortex, tandis que nos actes résultent aussi en grande partie de notre système limbique (qui agit via nos hormones, notamment). Ou, pour reprendre une notion plus récente, nous agissons beaucoup via notre « système 1 » de pensée (rapide, intuitif, s’exécutant en parallèle), alors que nos réflexions viennent d’un système plus lent, réflexif, agissant pas-à-pas (appelé « système 2 ») [12].
Pas étonnant donc que nos actes ne soient pas toujours le reflet de ce « système 2 », et donc pas toujours réfléchis. On sait depuis longtemps que nos comportements sont régulés par des tas de choses inconscientes, par exemple des effets indirects de nos gènes (cf psychologie évolutive [12]) : en aidant cette personne, suis-je influencé par des mécanismes de sélection de mes gènes (sélection de parentèle, effet « barbe verte » et autres), ou par mon « imaginaire colonisé » ?
En outre le système 2 a plein de biais : il est plus rationnalisant que vraiment rationnel. Nous agissons, puis tissons une « jolie histoire » pour justifier cette action, qu’elle ait été consciente ou non [12]. L’intuition d’abord, la raison ensuite. Dès lors, « changer d’imaginaire » est-ce juste changer ce « scénariste » dans notre tête ?
Que faire si notre récit ne pointe pas vers du « mieux » ?
De plus, un des points aveugles des récits optimistes « de ralliement » est de toujours présenter un tableau d’un monde forcément meilleur, plus solidaire, plus juste, plus vert, plus désirable, etc. Pourtant nous savons déjà que plusieurs choses ne vont aller qu’en s’empirant, et il y a fort à parier que les conditions de vie pour une grande partie des humains vivants sur Terre actuellement soient largement dégradées à l’avenir — si ce n’est impossible, aussi dépendant que nous sommes de l’énergie abondante et bon marché.
Dès lors, faut-il (se) mentir en faisant miroiter un avenir qui n’adviendra pas ? La Décroissance ne peut par exemple être présentée comme meilleure pour tout le monde sous tous points de vue : on gagnera à un endroit, en en perdant à un autre.
Les risques de vouloir tendre vers un objectif irréaliste me semblent être :
- Décourager / frustrer les gens dans une absence de résultat
- Se faire facilement disqualifier par ses adversaires : « vous n’êtes pas dans le réel »
- De davantage détruire la nature en essayant désespérément de faire marcher le « plan »
Peut-être faut-il redonner au public les mauvaises nouvelles, sans filtre (voir J. Berger, « Mauvaise Nouvelles », in [19]), ce qui implique d’imaginer des trajectoires honnêtes. Elon Musk, à propos de sa vision du futur passant par le salut technologique, affirmait « j’essaie juste de ne pas être triste quand je pense au futur » : cela tient plutôt du vœu pieux qu’une analyse factuelle de la réalité… On aimerait tordre la réalité pour la faire rentrer dans nos rêves, surtout quand on pèse des milliards de dollars…
Utiliser le Spectacle et la mégamachine : perdu d’avance ?
Mais on peut même se demander : est-il seulement possible de promouvoir l’écologie à travers des imaginaires ? Est-ce que ceux-ci sont aussi puissants pour tout type de discours ? Cette façon de faire n’est-elle pas réservé aux idées puériles ou simplistes (type techno-progressisme tourné vers l’Espace) ?
Ce que proposent les injonctions à « changer de mindset » c’est de convaincre un nombre critique de personnes, qui par effet boule de neige finissent par faire masse. Les imaginaires sont alors « conquis » de proche en proche (par diffusion). Mais c’est ignorer que ceux qui détiennent les clés du pouvoir médiatique disposent d’une arme bien plus redoutable : le parachutage d’une idée / un concept / une icône dans l’espace public, alors imposée par un matraquage coordonné qui finit par l’imposer, comme l’a montré U. Bardi avec la médiatisation de Greta Thunberg [10].
On ne joue pas d’égal à égal avec le système. À moins d’en exploiter les failles, et de réellement embrasser ses méthodes. L’exemple frappant en est l’ONG Sea Shepherd : utiliser le sexe / le glamour (Brigitte Bardot) + le mignon VS le gore (les bébés phoque ensanglantés) pour promouvoir une cause, par effet de buzz (ce qui s’est terminé en demi-teinte d’ailleurs). Ces modes de diffusion de l’information utilisent donc les armes du Spectacle et du capitalisme pour réussir. Mais au risque de se faire récupérer, phagocyter par un ensemble qui nous dépasse, à l’instar du héros de l’épisode « Fifteen million merits » de la série Black Mirror ▪▪.
« […] il vaut mieux ne plus trop savoir penser, mais être au contraire assez bien exercé au savoir spectaculaire » [G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle (1988)]
Rien ne semble plus fort que la mégamachine capitalo-spectaculaire, qui peut même rendre un combat anti-Système on ne peut plus mainstream et à la mode (cf Che Guevara devenu l’égérie des T-shirts bons marchés …).
Un phénomène de temps long
Surtout, il semble primordial de voir que même si la transformation des imaginaires fonctionnait, ce processus de transformation se ferait sur une certaine durée, et présenterait encore par la suite quelques latences pour sa mise en œuvre effective au niveau politique. On le sait bien, les grandes idées n’émergent jamais d’un coup, mais sont le résultat de processus sur des temps longs.
« L’expansion du capitalisme pendant les XVIIIe et XIXe siècles répond à la Révolution des sciences sous toutes leurs formes au cours des XVI et XVIIe siècles » [P. Madelin, “Après le capitalisme” (2019)] : ce qui se concrétise à un instant t résulte de réflexions qui ont eu lieu deux siècles en amont. Même les révolutions russes sont le fruit de réflexions sur au moins 70 ans, de la publication des écrits de Marx jusqu’à la prise de pouvoir réelle.
Malheureusement, le climat et la biodiversité n’ont pas 50 ans : on nous le répète à l’envie, il faut agir maintenant sinon il sera (ou il est déjà ?) trop tard pour éviter les emballements (voir ce très bon résumé autour de la question). Il faut bien commencer quelque part me direz-vous, et puis de nos jours avec le numérique les idées circulent plus vite, ça peut accélérer les choses … mais on reboucle encore sur la croyance d’une technologique salvatrice. :/
Le monde façonne les récits
Remettons une couche de sciences comportementales. Les études de sociologie comportementale tendent à montrer que ce sont plus les incitations concrètes via des infrastructures — donc l’environnement physique — qui influent sur les comportements, plus que l’éducation « par sermon » (les exemples foisonnent : les rues plus étroites diminuent l’utilisation de la voiture, rendre les fast-food moins accessibles réduit le surpoids …). Les récits semblent donc beaucoup moins puissants que des incitations matérielles, du monde physique.
On a vu au début que « les récits façonnent le monde » et les limites de ce genre d’affirmation : à l’inverse, on commence à voir que « le monde façonne les récits » est une formulation tout aussi (voire davantage) vérifiée.
Autre exemple : l’environnement de chaque lieu géographique a largement contribué à construire les religions qui s’y sont développées : dans les déserts arides, peu d’espèces, donc plus tendance à inventer un Dieu unique, alors que la myriade de diversité dans les tropiques conduit plutôt à un polythéisme [12], par exemple. De même, la géologie d’un endroit peut surprenamment permettre de prédire l’orientation politique majoritaire de ses habitants, et un changement dans cette dernière peut faire basculer un système de société [20].
Notre impression que les grands changements historiques résultent d’une maturation des idées est donc à coupler avec une forte influence de l’environnement, impliquant pas mal d’événements tout-à-fait aléatoires : par exemple l’éruption du volcan islandais Laki en 1783 qui aurait provoqué une chute des récoltes française en 1787, donnant une partie les soulèvements de 1789. À moins que ce ne soit plutôt les orages de 1788. À chaque fois en tout cas, des famines de cause naturelle impliquent un renversement de la situation politique, ou en sont un catalyseur décisif.
Un des points d’orgue de ce débat est la transition de l’esclavagisme au monde moderne machinisé :
Pour un des camps, l’Humanité n’est pas devenue subitement « meilleure » au XIXe siècle, et l’abolition de l’esclavage n’a été possible que suite à la substitution d’esclaves en chair et en os par les « esclaves énergétiques » fournis par les combustibles fossiles [21].
Pour l’autre camp, c’est l’inverse : le murissement des mentalités notamment dû aux Lumières a encouragé les sociétés industrielles à développer des sources d’énergie alternatives à l’esclavage, d’où le développement conjoint du charbon-vapeur et de l’abolitionnisme.
Il n’y a peut-être pas de poule ou d’œuf dans l’histoire : un proto-changement de mentalité concernant l’esclavagisme peut avoir entraîné une réalisation de proto-machines industrielles, qui elles-mêmes rendaient la fin de l’esclavage plus envisageable, ce qui encourageait à parfaire ces machines et ainsi de suite … Les deux (récits et monde) interagissent par boucles de rétroaction (présence d’une boucle asservie, et d’un système complexe). Il n’est donc pas sûr que les récits puissent réellement être sur commande imposés au monde : l’influence des circonstances matérielles est décisive. Peut-être aussi que la puissance des imaginaires s’applique dans un monde où l’énergie est abondante, mais moins bien en période de pénurie ?
“I claim not to have controlled events, but confess plainly that events have controlled me.” U.S. President Abraham Lincoln
L’importance d’un rapport de force (donc des corps, de chaque situation)
Si les récits nécessitent une accumulation de forces pour changer les choses, comme une avalanche a besoin d’une superposition de flocons de neige, il est tout de même nécessaire d’avoir plus que des « imaginaires décolonisés » pour arriver à cette fin.
« Toutes les raisons de faire une révolution sont là. Il n’en manque aucune. Mais ce ne sont pas les raisons qui font les révolutions, ce sont les corps. Et les corps sont devant les écrans »
[Comité Invisible, « Maintenant » (2017)] cité par Le Partage
Car les imaginaires peuvent nous laisser trop endormis, trop dans l’abstrait, et surtout nous cantonner à mener des luttes éparpillées, par écrans interposés, en croyant que cela suffit (cf les révolutionnaires en herbe sur les réseaux sociaux), mais manquant pourtant cruellement de Puissance réelle [18].
« Les récits n’ont pas de pouvoir causal. Ils se construisent après l’action ». ([23] A. Pignocchi)
On pourrait même arguer que ceux qui détiennent les clés du pouvoir ont tout intérêt à faire perdurer l’illusion d’une révolution via les imaginaires, ou toute autre subversion des consciences, tant elle se révèle pour l’instant inoffensive.
« Cette société qui supprime la distance géographique recueille intérieurement la distance, en tant que séparation spectaculaire. » ([24] G. Debord, Société du Spectacle (1967))
Mais allons jusqu’au bout de notre avocat du diable : si une entité est amenée à changer de direction par une subversion des consciences, et que cette entité est assez grosse pour objectivement espérer peser dans la balance, encore faut-il s’assurer qu’elle ait une marge de manœuvre réelle pour pouvoir arriver à ses fins.
Et ce, qu’elle que soit l’échelle : le petit écohameau qui prend une orientation permaculture et anti-technologique, mais laissant proliférer autour de lui un monde ultra-numérique et industriel, un État qui prend un virage de gauche radicale, mais prisonnier de traités de libre-échange et d’alliances géopolitiques, etc. Si le système est partout, peut-on seulement en sortir ? Le changement d’état d’esprit et de vie de quelques-uns peut-t-il vraiment résister à l’épreuve du temps dans un système délétère ?
Cependant il faudrait rajouter que chaque équipage du petit bateau est toujours en capacité de saboter le gros pour s’en libérer. Que plein de changements de cap de plein de petites entités finissent par faire masse, et peuvent résulter en un changement de cap de la grosse structure. Ou, plus pessimistement, que la grosse structure finit toujours par absorber les dissidences en son sein, à s’y adapter, voire à se réinventer sans cesse sur de nouvelles bases (comme on l’a vu précédemment) …
Conclusion — pour une approche compositionniste
On a vu en quoi les récits pouvaient être puissants, mais plutôt au service de l’idéologie des puissants, justement : technoprogressisme tourné vers l’Espace pour ne citer qu’un exemple. Les tentatives de fiction écologique « prise de conscience » font pâle figure à côté du matraquage en règle du récit de la technologie salvatrice, précisément car elles essayent d’en imiter les codes. Se battre sur le terrain où le capitalisme excelle, là où il a déjà tout balisé et érigé les règles du jeu me semble ainsi perdu d’avance.
Plutôt que de manger dans la main des technolâtres en tentant de construire un imaginaire avec leurs propres codes, la priorité ne serait-elle pas plutôt de déconstruire leurs productions par un argumentaire solide et sans concession ?
Et parallèlement ne nous laissons plus imposer nos imaginaires « par en-haut », par effet(s) subliminal(aux), comme savent si bien le faire ceux qui contrôlent l’appareil médiatique. Notre psyché est complexe et nous rêvons depuis la nuit des temps, il s’agit de se ré-approprier pleinement cette faculté. Mais il ne faudrait pas penser que c’est la priorité, cette faculté viendra avec le temps, et se codéveloppera après divers événements d’action concrète.
C’est le seul moyen pour rester ancrer dans la réalité, autrement notre propension à l’auto-baratin nous perdra dans des faux espoirs et les actions contre-productives. Nietzsche disait qu’on passe tous un peu à côté de l’Histoire en essayant de l’influer : nous n’avons pas tous la même puissance d’agir sur son cours. Il y a dans l’instant présent des circonstances qu’on ne maîtrise pas. Il faut plutôt planifier en amont un environnement favorable pour voir émerger une solution viable. Ne pas faire trop de « plan sur la comète », ne pas se faire vampiriser par un récit ni s’y enfoncer, mais rester adaptable et en capacité d’improviser. Suivre peut-être les méditations de Marc-Aurèle : admettre qu’il y a des éléments hors de notre contrôle, agir sur ceux à notre portée. Les récits suivront toujours.
Notes
* on peut notamment les rendre plus coopératifs en leur faisant lire préalablement des textes contenant les mots « aide », « harmonie », « juste », « mutuelle », tandis que des mots comme « rang », « pouvoir », « féroce » et « inconsidéré » favorisent l’individualisme. [12]
** l’absurdité d’un futur dans l’Espace était déjà dénoncé — entre autres — dans les années 50, notamment par Hannah Arendt [Condition de l’homme moderne] (1958).
*** Mais les mises en récit de technologies ne débouchent pas toujours sur des réalités, même pour des exemples simples (le vidéophone…) [5]
▪ on peut citer la fulgurance de F. Jarrige : « le spectre de la pénurie est avant tout mobilisé pour inciter à chercher […] des ressources, […] donc à approfondir le productivisme plutôt qu’à le limiter »
▪▪ même s’il dénonce le Système qui domine son monde au péril de sa vie, le héros ne résiste pas à la perspective d’une retraite tranquille dans un endroit luxueux, où il peut poursuivre ses chroniques devenues faussement subversives, avec son morceau de verre autrefois menaçant devenu objet commercial.
Références
[1] Grousson, « Astronautes : la fin d’une illusion », Science&Vie (2012), https://www.science-et-vie.com/archives/astraunautes-la-fin-d-une-illusion-36991
[2] Aurélien Barrau : « SpaceX et la nouvelle conquête spatiale : la démonstration de notre incohérence » (2020), https://www.goodplanet.info/2020/06/02/aurelien-barrau-la-tristesse-de-la-conquete-spatiale/
[3] Mayor, “Humans will not ‘migrate’ to other planets, Nobel winner says” (2019), https://phys.org/news/2019-10-humans-migrate-planets-nobel-winner.html
[4] https://qz.com/536483/why-its-compeltely-ridiculous-to-think-that-humans-could-live-on-mars/
[5] Socialter, « Le réveil des imaginaires » (Avril 2020), voir Les multinationales et l’armée (p. 42)
[6] Nature correspondence, “Storytelling can be a powerful tool for science” (2021), https://www.nature.com/articles/d41586-021-00108-w
[7] « Le pouvoir de l’imaginaire » (2020), http://blog-isige.mines-paristech.fr/2020/06/17/le-pouvoir-de-l-imaginaire/
[8] « L’arbre des imaginaires » (2020), https://larbredesimaginaires.fr/ (accédé en janvier 2021)
[9] « What’s in a Meme? », Richard Dawkins Foundation for Reason & Science, https://www.richarddawkins.net/2014/02/whats-in-a-meme/
[10] I. Perissi, S. Falsini & U. Bardi, “Mechanisms of meme propagation in the mediasphere: a system dynamics model”, Emerald Insight, https://doi.org/10.1108/K-05-2017-0192
[11] “Le complexe militaro-médiatique” in Chine — Etats-Unis, Le choc du XXIe siècle, Manière de Voir, Le Monde Diplomatique (2020)
[12] R. M. Sapolsky, “Behave — The Biology of Humans at our Best and Worse” (2017), p.93
[13] J. M. Jancovici, « Est-on nécessairement écologiste quand on est amoureux de la nature ? » (2001), https://jancovici.com/transition-energetique/occupation-des-sols/est-on-necessairement-ecologiste-quand-on-est-amoureux-de-la-nature/
[14] @Seb d’Armissan, « La Nature, c’est celle qui lutte. » (2019), https://medium.com/@seb.darmissan/la-nature-cest-celle-qui-lutte-5b12d1dd96f2
[15] Clément Jeanneau, « Pourquoi les prédictions sont souvent fausses et quelle leçons en tirer », Signaux Fiables (2019), https://signauxfaibles.co/2019/03/23/pourquoi-les-predictions-sont-souvent-fausses-et-quelles-lecons-en-tirer/
[16] J. Sexton, “A Reductionist History of Humankind” (2015), https://www.thenewatlantis.com/publications/a-reductionist-history-of-humankind
[17] Evelyne Pieiller, « Tout est fiction, reste le marché » (2019), Le Monde Diplomatique, https://www.monde-diplomatique.fr/2019/01/PIEILLER/59436
[18] Felix Treguer, « L’utopie déchue — Une contre-histoire d’Internet, XVe-XXIe siècle » (2019)
[19] Manière de voir no. 154 — « La Machine à divertir », Ecrans et imaginaires (2017), https://www.monde-diplomatique.fr/mav/154/
[20] Lewis Dartnell, “Origins: How Earth’s History Shaped Human History”, Hachette (2019)
[21] Jean-François MOUHOT, « Des esclaves énergétiques », préface de JM Jancovici, éditions Champ Vallon (2011)
[22] Tsing, Anna Lowenhaupt. Le champignon de la fin du monde — Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme . Princeton University Press, 2015.
Cité par Tega Brain, “The Environment is not a system” APRJA, (2018)
[23] A. Pignocchi, entretien pour le podcast Présages (2019)
[24] G. Debord, Société du Spectacle (1967)