Bayes contre le “solutionnisme” (et les imaginaires creux)
Marre qu’on mette la charrue avant les bœufs. Pendant trop longtemps on a projeté nos désirs sur le réel, et résultat : une catastrophe écologique sans précédent. Ne faudrait-il pas inverser la méthode ?
Note : si peu d’affinité avec les maths, passer directement à “Construction des imaginaires”
La formule de Bayes-Laplace
Soit la théorie T1 que l’on souhaite tester en mesurant des data D, alors la probabilité que T1 soit vraie — à défaut de toutes les autres possibilités T2, …, Tn — sachant D est :
où P(D|Ti) est la vraisemblance des données D en supposant Ti, et P0(Ti) la probabilité de la théorie Ti a priori. C’est la formule de Bayes-Laplace [4] pour déterminer la crédence d’une théorie après collecte de données. Elle est souvent utilisée pour déterminer si une observation “Pattern” (les données) tend à donner du crédit à une explication “Rare” (T1), ou si cette observation rentre dans le cas “Common” (« normal », T2). Dans ce cas binaire, on peut alors réduire la formule à :
ou encore :
Il faut voir que, dû à la puissance -1, le terme de gauche suit les variations du dénominateur (il augmente lorsque ce dernier augmente, et inversement). Cette formule s’applique à de très nombreux cas, puisqu’elle est en fait très probablement à la racine des savoirs [2], et de la manière dont notre cerveau construit une idée [3].
Construction des imaginaires
Si un scénario pour le futur n’a pour ancrage qu’un imaginaire uniquement, avec des data peu fiables pour le soutenir, alors P(Common) ~ 1, P(Rare) est très petit. Surtout, on ne peut pas vraiment évaluer ce scénario à la lumière des données du présent, car il est très difficile de savoir si les données observées (Pattern) sont plutôt compatibles avec le futur de la théorie « Rare », ou avec un futur de « continuité » (“P[Common]”) : en effet, on ne peut rien dire de P(Pattern | Common) et P(Pattern | Rare).
On arrive ici au principal problème de ces imaginaires, tels que les penseurs de l’écologie les formulent d’habitude : leurs solutions aux problèmes actuels partent — de manière voulue ou non — de récits déjà existants, parfois même puissants. Il est en effet connu qu’Homo Sapiens a développé au cours de son évolution toutes sortes de récits, bien souvent non compatibles avec le monde physique [6], pour pouvoir coopérer en groupe, et à grande échelle entre les groupes [1]. Ces nouveaux récits sont alors construits dans une sorte de « continuité » absolue et non négociable : « on a toujours su s’adapter à toute sorte de climat ou d’épreuves », alors « on continuera à le faire », « on s’en est sorti avec toujours plus d’innovations », donc « la technologie permettra une sortie par le haut », ou pire : « il y a forcément une solution, on a vu pire avant », etc. On appelle ça le solutionnisme [7].
Ce mécanisme est décrit sur la figure ci-dessus, cas I. On voit que ce qui fait fonctionner ce type de récits sont les flux physiques (énergie abondante, …) et économiques (création monétaire) d’une part, et les mécanismes mentaux (foi aveugle au progrès, biais de confirmation*) d’autre part. Cela conduit à des solutions soit inapplicables, soit négligeant les différentes externalités, ou les effets rebonds.
Il faudrait en fait faire l’inverse : partir de mesures du réel, pour pouvoir appliquer la formule de Bayes-Laplace et déterminer la probabilité qu’un nouveau récit puisse devenir réalité SACHANT l’état du monde actuel (cas II). Sinon, chaque acteur tire la couverture de son côté, et la situation est bloquée et bloquante [8].
Bonus : application de Bayes à certains problèmes environnementaux
Considérons le lien entre un événement météo extrême donné et le dérèglement climatique (« climate change », ou CC) : Common = « pas de lien avec CC », Rare = « lien avec CC ». En 1ère approximation on peut affirmer que P[Common] ~ 1, et on considère que P[Pattern|Rare] ~ 1 : l’événement météo extrême observé (Pattern) est quasi-certain si on admet qu’il a un lien avec CC. La probabilité P[Rare| Pattern] se réduit alors à 1/(1+ P[Pattern|Common]/P[Rare]). On pourra alors exclure tout lien entre l’événement observé et CC si et seulement si P[Pattern|Common] >> P[Rare]. On peut remarquer que même si P[Rare] est très petite — ce qui disqualifierait l’hypothèse « Rare » a priori, il se peut aussi que P[Pattern|Common] soit elle aussi très petite (i.e. que l’événement soit très rare dans l’hypothèse d’aucun lien avec CC), ce qui réhabilite « Rare ». En effet P[Pattern|Common] >> P[Rare] est peu vérifié en pratique.
Autre cas, considérons le cas des climato-sceptiques : bon prince, disons que P(Rare) = P(Common), c’est-à-dire qu’il est aussi probable que le dérèglement climatique existe (“Rare”) que non (“Common”). La probabilité que “Rare” soit vérifiée sachant les événements extrêmes observés (Pattern) se réduit alors à P[Rare|Pattern] = 1/(1+ P[Pattern| Common]/ P[Pattern| Rare]). Elle est proche de 1 si P[Pattern | Rare]) >> P[Pattern | Common].
Or ces événements extrêmes concordent assez bien avec l’hypothèse de dérèglement climatique (“Rare”) [5], mais ne s’expliquent pas aussi bien en l’absence de dérèglement climatique (“Common”) ! La condition précédente est donc vérifiée, et il est donc rationnel de penser que P[Rare|Pattern] soit proche de 1.
Notes :
* la communauté qui réfléchit aux solutions reste dans un cercle fermé, s’auto-validant, et ne cherchant que les éléments (ou données) allant dans son sens.
Références
[1] John D. Niles, “Homo Narrans — The Poetics and Anthropology of Oral Literature” (2010), https://www.upenn.edu/pennpress/book/13339.html
[2] Lê Nguyen Hoang, “La formule du Savoir”, EDP Sciences, (2018), https://laboutique.edpsciences.fr/produit/1035/9782759822614/La%20formule%20du%20savoir
[3] Judea Pearl & Dana Mackenzie, « The Book of Why: The New Science of Cause and Effect », Basic Books (2018), https://books.google.ca/books?id=9H0dDQAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=book+of+why&hl=es&sa=X&ved=0ahUKEwiAjuam4PfoAhWBcc0KHWl_C_oQ6AEIKjAA#v=onepage&q=book%20of%20why&f=false
[4] « Théorème de Bayes », https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9or%C3%A8me_de_Bayes
[5] Citoyens pour le climat, « RAPPORT DU GIEC : résumé » (2019), https://citoyenspourleclimat.org/wp-content/uploads/2019/03/ResumeGIEC-CPLC-web.pdf
[6] A. Keller, « Des récits pour changer le monde ? » in « Collapsus », Albin Michel (2020)
[7] F. Laugée, “Solutionnisme” (2014), https://la-rem.eu/2015/04/solutionnisme/
[8] L. Mermet, “Pourquoi il est urgent de sortir de l’alarmisme bloquant” (2019), https://www.youtube.com/watch?v=xjZuPdstCiw