La cybernétique : de l’utopie pacifiste à la récupération « à la cool » du débat d’idées

Max Pinsard
22 min readFeb 19, 2022

Alors que l’on fête cette année les 50 ans du rapport Meadows, en célébrant quasi-unanimement l’importance de la « pensée système », il est temps de se pencher sur cette idéologie qui prétend pouvoir « tenir le monde dans sa main ».

La cybernétique : définition et historique
Un modèle qui s’auto-entretient
Une récupération de l’écologi(sm)e …
… vers une dérive scientiste ?
… ou un maillage total du monde ?
Les low-techs dénaturées ?
Recentrant sur la psychologie individuelle
Conclusion
Notes et références

La cybernétique : définition et historique

N. Wiener dans les années 50, un des pères de la cybernétique.

Pur-produit de l’entrée dans l’anthropocène et de la période post-nucléaire d’après-guerre, en contexte de Guerre Froide et de course à l’armement sur tous les plans, la cybernétique est un terme popularisé en 1948 par N. Wiener, proposant une lecture du monde basée sur la primauté du 2nd principe de la thermodynamique, du concept d’information et de sa théorie supposée universelle, de la pensée en « système » et des unités asservies par mécanismes de rétroaction. Elle est mère de l’informatique moderne, de l’intelligence « artificielle », mais aussi plus simplement de nombreux modèles d’organisations sociétales et de théories d’ingénierie sociale (voir ses liens avec le behaviorisme dans [10]).

[…] le libéralisme n’est plus à critiquer. C’est un autre modèle qui a pris sa place, celui-là même qui se cache derrière les noms d’Internet, de nouvelles technologies de l’information et de la communication, de «Nouvelle Économie» ou de génie génétique. Le libéralisme n’est plus désormais qu’une justification rémanente, l’alibi du crime quotidien perpétré par la cybernétique. (TIQQUN n°2, « L’hypothèse cybernétique », [15])

Initialement fondée pour « racheter la faute » des sciences physiques dans leur participation au désastre nucléaire — et suite au traumatisme de l’incomplétude des mathématiques, elle en vient peu à peu à transformer ses rêves d’unification globale en contrôle total, que l’on peut rapprocher de la « biopolitique » de M. Foucault [15] (déjà en 1834, Ampère l’employait pour désigner « les sciences du gouvernement des hommes » [5]) : « La cybernétique s’intéresse à la transmission des informations dans la machine et l’être vivant. […] Le cerveau n’est plus le lieu où le moi et l’identité se forment de façon mystérieuse grâce à la mémoire et à la conscience. C’est une machine constituée de circuits, de boucles de contre-réactions et de nœuds de communication ; une boîte noire dans laquelle la cause devient effet et l’effet devient cause, un système de feedback fermé avec des entrées et des sorties de données que l’on peut contrôler et calculer. Le cerveau n’est plus envisagé du point de vue de la nature, mais de celui incontestable des mathématiques et de la logique. » [Lutz Dammbeck dans le documentaire Das Netz].

Un modèle qui s’auto-entretient

Tout en se proposant de fournir une vision unifiée des relations interpersonnelle et des mécanismes régissant le monde, la cybernétique fournit donc surtout des possibilités de contrôle avancé, et contribue même à construire sa propre réalité. En effet, en réduisant toute chose en un échange d’information en réseau, elle mécanise les aspects les moins matériels et les plus complexes du monde (psychée humaine, comportements, événements aléatoires …), tout ceci au prix d’une dégradation des milieux d’existence : artificialisation, pollutions en tout genre pour fabriquer les diverses machines … (xii) La re-création artificielle de la Vie et ses mystères est ainsi d’autant plus facilitée qu’on aura préalablement pris soin de réduire les individus à des machines uniformes et simples : « élever les machines au stade d’êtres vivants ne saurait se faire sans avoir d’abord réduit le vivant à des machines ».

La cybernétique est en outre l’art de réparer une théorie lacunaire tenant sur des bases chancelantes en inventant de nouveaux objets, validés par un système de machines en perpétuelle croissance, qui créent un monde où les énoncés incomplets sont vrais, puisque s’auto-validant. On crée donc des tautologies, une nouvelle réalité de toute pièce. Cet échange entre von Foerster et le reporter du documentaire Das Netz l’illustre parfaitement :

« Reporter : À partir d’une théorie qui comporte des lacunes et qui repose sur une base chancelante, on laisse donc s’étendre des systèmes de machines, quasiment à l’infini ?
von Foerster : Oui.
Reporter : N’est-ce pas risqué ou dangereux ?
von Foerster : Si. Dans ce système de machines planétaire, tous les énoncés sont exacts et c’est exactement ce que l’on veut.
Et pourquoi sont-ils exacts ? Parce qu’ils se déduisent tous les uns des autres.
Reporter : À quoi cela conduit-il ?
von Foerster : À d’autres déductions.
Reporter : Mais il existe bien une limite ?
von Foerster : Non, c’est l’avantage. On peut toujours aller plus loin.
Reporter : Dans la logique ?
von Foerster : Oui, c’est ça.
Reporter : Mais dans la réalité ?
von Foerster : Où se trouve la réalité ? Montrez-la-moi. »

Un tel système a de surcroît le mauvais goût de s’auto-renforcer quand on l’attaque : dès lors, comment l’arrêter ?

Le documentaire Das Netz.

Parmi les pionniers et adeptes de cette mouvance, on retrouve Bill Gates aux Etats-Unis ou encore J.P. Dupuy en France :

« Les modèles de la cybernétique sont déjà post-structuralistes, ils ne sont modèles que d’eux-mêmes, ou bien d’autres modèles, miroirs de miroirs, spéculums ne réfléchissant aucune réalité. » [JP Dupuy, cité par C. Lafontaine]. Céline Lafontaine souligne par ailleurs que les idées cybernétiques ont été reprises par beaucoup de courants ésotériques, de Watzlawick jusqu’à la secte de Raël [10], que nous n’avons pas eu le temps de creuser ici (vi) ; toutefois ce lien entre les deux est loin d’être direct d’après certains.

Agencement le plus efficace d’une constellation de réactions animées par un désir actif de totalité — et pas seulement par une nostalgie de celle-ci comme dans les différentes variantes de romantisme — l’hypothèse cybernétique est parente des idéologies totalitaires comme de tous les holismes, mystiques, solidaristes comme chez Durkheim, fonctionnalistes ou bien marxistes, dont elle ne fait que prendre la relève. (TIQQUN n°2, « L’hypothèse cybernétique », [15]).

Une récupération de l’écologi(sm)e …

Il est tentant en biologie de vouloir définir les êtres vivants comme autant de « machines » que l’on pourrait décrire et réguler par un ensemble de variables, faisant abstraction des Sujets et de leur intériorité [20]. De même, la science décrivant leur interactions — l’écologie scientifique — donne la part belle aux interrelations entre ceux-ci, et le nombre d’interactions possibles dans une toile du vivant donne tellement le vertige qu’il est aisé pour un écologue de ne voir le monde que par des échanges, des liaisons qui se font et se défont, à la manière d’un cybernéticien :

Quelques exemples de descriptions en réseaux utilisées en écologie scientifique. Proux et al., 2005

Ce point de vue cybernétique a permis des avancées dans le domaine, en dépassant les théories fixistes ne considérant que l’état du « climax » comme seul aboutissant ultime d’un écosystème. Dans “Resilience and stability of ecological systems” (1973), le cybernéticien C.S Holling affirmait — via la dynamique des systèmes — que les « écosystèmes » se déplacent en fait souvent entre plusieurs états stables, en ne convergeant pas forcément vers un état d’équilibre (d’où l’introduction du concept de « résilience » par exemple) [16].

H. T. Odum a également largement utilisé les principes cybernétiques pour développer sa théorie émergétique* de la nature [9], en modélisant les écosystèmes comme les circuits électriques. Le plus connu reste D. Meadows du M.I.T., et sa modélisation du « système Terre » (dont on fête cette année les 50 ans) par un réseau asservi où chaque variable est en interrelation avec les autres :

Quelques diagrammes du rapport Meadows de 1972.

La cybernétique semble même responsable du remplacement du terme de « nature » par celui « d’environnement » [5] (ix), avec toute la puissance sémantique que cela implique. La théorie du « Grand Tout » [15] redevient alors à la mode, comme dans « l’hypothèse Gaia » de J. Lovelock. Même C. Levis Strauss s’y est laissé prendre, proposant de remplacer l’anthropo-logie par une « entropo-logie » [10].

Mais même si la pensée holiste peut être souhaitable pour ne pas raisonner en silo, il faut tâcher de garder en tête que « l’environnement » (ni même le monde), justement parce qu’il est très complexe, ne saurait se résumer à un « système » [8, 13] (xii). Ainsi, comme le rappelle Tega Brain dans The Environment is not a System, considérer la nature uniquement par le prisme de l’écosystème amène à se demander “dans quel but un écosystème doit-il être optimisé ?” [8], et souligne la prédominance du caractère cybernétique dans les réflexions en écologie scientifique, comme Planet Management d’Elichirigoity. Cette auteure propose de remplacer le terme de « système » par « assemblage » pour désigner la nature, comme le fait B. Latour (e.g. dans son texte Some Advantages of the Notion of “Critical Zone” for Geopolitics) : en effet, « système » supposerait la « présence cachée d’un ingénieur à l’ouvrage », d’une intention derrière la nature, alors qu’«assemblage» suppose moins de possibilité d’ingénierie.

T. Brain fustige aussi les prétentions cybernétiques, en critiquant la « pauvreté des nombres » [8] : par exemple, la forêt optimisée comme usine à bois « a simplifié à l’extrême la réalité des relations et des interdépendances de ses espèces », et participe au déclin en cours de la biodiversité. Mais aussi le fantasme de la stabilité*, ou la prétention à pouvoir recréer des milieux naturels (ex : « Grasslands Biome » à l’université du Colorado) s’étant plutôt solvée par des échecs. Échec aussi pour les satellites de la NASA, incapables de détecter dans les années 80 la diminution drastique d’ozone stratosphérique (rejetée comme « point aberrant ») — ceux-ci étant encore bien plus utilisés aujourd’hui pour cartographier et fournir toutes sortes de données en écologie scientifique. Car c’est bien une dérive prométhéenne qui se cache derrière la cybernétique : la prétention de pouvoir « tenir la Terre dans sa main » et en comprendre tous les mécanismes généraux, par des ordres de grandeurs grossiers, des moyennes abusives ou des extrapolations douteuses.

… vers une dérive scientiste ?

Creusons un autre exemple : l’écologie scientifique utilise désormais de plus en plus « l’identification assistée » (iNaturalist, PlantNet…), c’est-à-dire une base de données couplée à un apprentissage machine pour pouvoir identifier une espèce de faune/flore sans connaissances préalables [8] : plus on scanne de specimens, plus la machine apprenante se renforce, mais au détriment de nos propres capacités à l’identification (xi), de « l’art de remarquer », de se laisser transformer par une observation profonde du monde [8] …

Ainsi, même si la cybernétique est un mouvement intrinsèquement scientiste, c’est bien une certaine idée de la Science qu’elle incarne, en prétendant devenir son nouveau paradigme, voire la remplacer presqu’intégralement : celle de la « fin de la théorie » (pour reprendre les mots de C. Anderson du magazine Wired en 2008) au profit de la toute puissante data (v). C’est pourtant oublier l’histoire des grandes avancées en physique — le principe d’inertie, la relativité … — toutes réalisées avec plutôt peu de data, mais découlant bien plus de raisonnements abstraits sur la métaphysique du monde. De nombreux domaines de ce qu’on appelle aujourd’hui « science » se sont ainsi construits sans informatique, sans Big Data, sans réels tests statistiques randomisés-en-double-aveugle, avec pour seules armes le temps long et la détermination de celles et ceux qui tentaient de les élucider. Mais la cybernétique prétend balayer tout cela, au profit de la collection toujours plus grande de données en tout genre, dont il s’agit par force brute d’en extraire toutes les corrélations possibles, de les « faire parler », même si elles n’ont rien à dire ! Exit donc les expériences de pensée de Galilée et d’Einstein, l’abstraction mathématique chère à Grothendieck et tant d’autres …

Cette vision du monde conduit assez facilement à un relativisme total, où tout est unifié, « tout est dans tout », mais où aucune objectivité n’est possible, « tout se vaut » [11], comme le suggèrent les pseudo-sciences en surinterprétant la physique quantique ou la relativité d’Einstein, justement … C. Lafontaine va jusqu’à affirmer la paternité de la cybernétique sur la French theory (vi), ce qui a comme conséquence de l’associer entres autres à la « dé-construction [de] la signification de vérité », ce qui est pourtant peu compatible avec le côté scientiste de la cybernétique [12]. Ainsi F. Cusset réfute cette filiation, en préférant souligner les liens entre ce paradigme et la théorie de l’autorégulation néolibérale, portée en France par notamment Edgar Morin [12, 14], et pouvant aller jusqu’à — dans une version plus mystique Teilhard de Chardin et sa « noosphère ».

Il n’est probablement aucun domaine de la pensée ou de l’activité matérielle de l’homme, dont on puisse dire que la cybernétique n’y aura pas, tôt ou tard, un rôle à jouer. [Georges Boulanger, “Le dossier de la cybernétique, utopie ou science de demain dans le monde d’aujourd’hui”, 1968]

… ou un maillage total du monde ?

Cette foi absolue en la modélisation par blocs interreliés et en la description du réel par des ensembles de données n’est en tout cas pas nouvelle. Elle s’est développée au fur et à mesure que les connaissances scientifiques s’étayaient, au moins depuis la Renaissance, ayant pour mérite de vouloir rompre avec la logique de causalité linéaire et de séparation des éléments [5]. Elle apparaît maintenant comme presque inévitable, au vu des récentes avancées en informatique par exemple. Entrant maintenant dans sa version la plus aboutie, elle prétend monitorer tous les écosystèmes sur Terre à l’aide de capteurs et machines en tout genre, pour avoir une cartographie précise et en temps réel des déplacements de la faune sauvage (ou de carrément les utiliser comme support de mesure) — enfin, les individus suffisamment « large » et peu nombreux pour pouvoir supporter un capteur (e.g. les vertébrés, les grands prédateurs marins, mais pas (encore ?) les arthropodes). Même si cela a permis — et permet de plus en plus — de grandement améliorer nôtre compréhension des migrations et comportements de plusieurs animaux [1], le « nôtre » est celui de la société techno-industrielle occidentale, qui fait fi des savoirs ancestraux en redécouvrant parfois la roue sur plusieurs grandes questions liées au monde naturel (i) [1]. Cette volonté de contrôle par la technologie, de rendre chaque chose disponible [23], est bel et bien dans la lignée des principes cybernétiques de mise en réseau des différents types d’information, suivant la fameuse mantra : « ce qui n’est pas mesuré n’existe pas », ou « ce qui n’est pas partagé est perdu » « l’arbre qui tombe sans témoin est tombé pour rien », etc. (même si cela conduit à la destruction accélérée du monde) « Ce qu’on peut mesurer, on peut le gérer. » (Peter Drucker, célèbre consultant en stratégie d’entreprise).

Elle est d’ailleurs supportée par de nombreux écologues et spécialistes de la « biodiversité », sans doute attirés par une compréhension plus fine de leur objet d’étude, apparemment jusqu’au point de remettre en cause leurs pratiques conventionnelles composées de longues observations sur le terrain, de savoir-faire acquis par l’écoute et la contemplation, et de relevés minutieux sur le temps long. Récemment, on a ainsi vu émerger « l’internet des animaux », qui va au-delà du traitement désastreux mais malheureusement routinier que réserve le web à nos cousins évolutifs. Reprenant le principe « d’internet des objets » ambitionnant de doter tous les items possibles d’une adresse IP pour pouvoir les faire dialoguer entre eux, il prétend nous permettre d’aller encore plus loin : suivre son « animal préféré », préalablement sélectionné dans un catalogue en ligne ou subventionné pour pouvoir bénéficier d’une protection spéciale, au jour le jour, bien au chaud derrière son écran [1, 3].

Image publiée sur Twitter en 2018 par l’Institut Max Planck, cité par [1].

L’exemple le plus frappant de ce retournement de paradigme est E. O. Wilson (décédé récemment), père du terme « biodiversité », de la biogéographie des îles et de la sociobiologie, et son projet « Half-Earth » [2], où les humains, supposés intrinsèquement destructeurs de nature (iii), en sont séparés pour être entassés dans des villes-monde surpeuplées, avec comme seule connexion à la nature les images capturées par les millions de capteurs installés, et dûment retransmises sur des écrans ad hoc. Ces promesses cybernétiques sont étrangement relayées « à la cool » par toute sorte de membres « tendances » du cortège médiatique : auteurs (on va le voir), influenceurs (ex : sur Linkedin …), vidéastes … Récemment, l’auteur de la chaîne Dirty Biology nous en a donné un exemple frappant en promouvant cet « internet des animaux » comme moyen de (re)connexion à la nature, non sans surprise pour quelqu’un promouvant l’avenir spatial de l’humanité, la réalité virtuelle, voire les dérives génétiques (voir ici ou ) [3].

Les low-techs dénaturées ?

« Le capitalisme a désintégré à son profit tout ce qui subsistait de liens sociaux, il se lance maintenant dans leur reconstruction à neuf sur ses propres bases. […] De la même façon, il a ravagé les mondes naturels et se lance à présent dans la folle idée de les reconstituer comme autant d’environnements contrôlés, dotés des capteurs adéquats. […] Cette «bioéconomie» en gestation conçoit la planète comme un système fermé à gérer, et prétend poser les bases d’une science qui intégrerait tous les paramètres de la vie. » (vii) [17]. (xii)

Les basses technologies (low-techs) sont supposées favoriser des principes simples, une accessibilité à tous, et rejeter les dérives technologiques. Elles mettent surtout un point d’honneur à rester dans l’humilité face à la complexité du monde. Cependant, pour ne pas non plus tomber dans les solutions simplistes, monolithiques et hors-sol du système marchand mondialisé, il peut être tentant d’adopter une vision holiste des problèmes, voire systémique, pour pouvoir dessiner une solution la plus viable possible (d’autant que la complexité ne s’oppose pas forcément aux low-techs, si on en prend une définition adéquate, voir ici). Mais il ne faut pas oublier le caractère intrinsèquement « local » des solutions low-tech, qui ambitionnent de répondre au cas par cas aux problématiques d’un lieu donné. Ainsi, il y a probablement autant de définition de la « low-tech » qu’il y a de contextes particuliers, et cette philosophie ne peut se prétendre démesurément holiste.

Pourtant, des gens comme Arthur Keller (voir (ii)), personnalité désormais publique, et se revendiquant « expert low-tech », continuent à introduire activement et souvent implicitement des principes cybernétiques au sein même de cette philosophie : pensée “systémique”, mésusages du concept d’entropie pour favoriser les soit-disant principes « néguentropiques », ingénierie de tout pour tendre vers la fameuse durabilité « forte ». En effet, prenant acte de l’irrésistible augmentation de la population mondiale, il s’agit de monitorer tous les aspects de l’existence pour en assurer la « soutenabilité », à l’aide « d’optimisations sous contraintes » chères à e.g. Jancovici, d’analyse d’impacts en tout genre, etc. Même le néologisme de « reliance » doit être pris avec des pincettes, car il ne s’agirait pas pour les low-techs de favoriser le lien partout et tout le temps, et d’ériger l’échange d’information comme condition sine qua non d’une révolution pour des techniques plus respectueuses. De plus, les réseaux cybernétiques supposant des liens nombreux, étroits et contrôlés, on perd grandement le côté autonomie [18] des low-techs.

TotalEnergies et GHGsat vont mesurer par satellite les emissions de GES de plusieurs endroits dans le monde

Un terme éminemment intéressant de la philosophie low-tech, celui de machine ouverte — cher à G. Simondon — peut aussi avoir un sens ambigu. Ainsi, même si la caractère « ouvert » d’une machine — dans le sens où l’on puisse la réparer et en comprendre facilement le mécanisme — est souhaitable, il peut aussi conduire à une volonté de contrôle par rétroactions, voire un rêve de connexion au « Grand Tout » (on notera d’ailleurs que Simondon était un fervent adepte de la philosophie de N. Wiener, la qualifiant de « révolution épistémologique » [5, 7]). Plus récemment, la collapsologie affirmait vouloir réinstituer l’importance du « et » plutôt que du « ou » entre les concepts, de même P. Servigne insistait sur le fait que la Science a pendant des siècles séparé les éléments du monde, et qu’il s’agirait maintenant de les relier (argument cité plus haut, cf [5]). Son concept de collapsosophie, insistant sur la transformation individuelle, peut aussi être vu dans le sillage de la cybernétique (voir ci-après).

Or la cybernétique se veut ce mouvement faussement humaniste qui, prenant effet des dérives de la Technique — cause des horreurs du XXe siècle (Auschwitz, Hiroshima, l’agent Orange …), tente de la réhabiliter coûte que coûte via la perspective d’un Homme enfin apaisé de ses travers et connecté au « village global » : cette idéologie n’a rien à faire chez les low-techs, d’où l’importance de cultiver leur dimension technocritique. Dans toute démarche, et particulièrement dans celle de la « soutenabilité », rester dans l’humilité semble par ailleurs le meilleur moyen pour éviter la dérive cybernétique de résumer tout problème à un système aux entrées-sorties multiples et contrôlées.

Recentrant sur la psychologie individuelle

Dans l’hypthèse du réseau, chaque nœud doit en effet être en bonne santé pour assurer l’efficience globale : les cerveaux individuels étant supposément eux-mêmes des systèmes, on peut alors en corriger les déviances, les rééduquer, afin d’assurer la paix, une vraie paix, empêchant les horreurs de l’Histoire de se reproduire [15]. Elle prétend ainsi « changer les individus avant de changer le monde », insiste sur la « santé mentale » comme problème n°1 du siècle [10]. Même si une telle approche est tout-à-fait valide pour des cas bien précis, suite à des traumatismes de guerre par exemple, elle est malheureusement souvent employée pour dépolitiser les problèmes. L’article « The mindfullness conspiracy » [4] relatait par exemple en 2019 cette tendance, en concluant des gens ayant recours au travail intérieur pour affronter la réalité de notre siècle : « cela les aide à s’adapter aux conditions mêmes qui ont causé leurs problèmes ». Les GAFAM et autres corporations « localisent la crise dans nos têtes » [4], cachant la responsabilité du système qu’ils contribuent à entretenir (viii). Et puis, décrire le mal-être occidental par des termes neurologiques, des sciences dures, cela fait plus sérieux que de passer par une analyse sociologique. De même, remonter aux racines politiques des rapports de force paraît être un traitement partisan, comparé à la « Science neutre par nature ». Enfin, cette approche incite à la transparence totale des sujets, qui doivent faire part ouvertement de leurs émotions au système panoptique, être transparents sur leurs bonnes et mauvaises pensées, ce qui a des relents du Meilleur des mondes [18] … Finalement, même si elle s’était fixée pour but de lutter contre, la cybernétique a bien les caractéristiques d’un mouvement totalitaire [18].

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette vision très individu-centrée est promue par les adeptes du libéralisme comme Y.N. Harrari (x) ou encore S. Pinker. Tout comme, on l’a vu, la cybernétique entend corriger les déviances humaines supposées intrinsèques, la « civilisation » aurait pacifiée — selon ces auteurs — l’humain paléolithique « destructeur de nature » (iii), en affirmant statistiques à l’appui que le monde d’aujourd’hui n’aurait jamais été aussi sûr/pacifié/agréable [19]. Plutôt que de voir la mégamachine comme force dominatrice aliénant les humains sur plusieurs civilisations, ils en appellent — à travers la cybernétique — à toujours plus de cette mégamachine ! Pensent-ils vraiment qu’elle puisse corriger ses erreurs initiales ?

Conclusion

Cela fait bien 70 ans qu’elle existe, et ses liens insoupçonnés avec différents courants de pensée et son infiltration de l’écologisme sont soulignés depuis bientôt 20 ans [10, 15, 17] (souvent seulement implicitement cependant [13]). Mais la cybernétique, qui se contente a priori de théoriser la convergence des plus grandes dérives techno-scientistes (NBIC, transhumanisme, IA, ingénierie humaine … [5]) s’immisce en fait beaucoup plus loin qu’on ne le pense dans le débat d’idées actuel [11, 14], et dans les pratiques (labos, modes de vie [13] …). Dans le milieu universitaire, elle a été portée par des représentants de l’écologie et de l’écologisme, Lévi-Strauss par exemple et plus récemment E.O. Wilson. Cette idéologie qui ne dit pas son nom est pourtant très présente, et continue encore à alimenter l’ambiguïté sur le bien-fondé de technologies comme le numérique ou de sciences du contrôle social, pour ne citer que quelques exemples.

Elle est même maintenant réhabilitée « à la cool » par toute sorte d’auteurs/de créateurs récents, comme Dirty Biology (on pourrait aussi citer, entres autres, la chaîne Science4All), et est même récupérée par les pseudo-sciences, comble de l’ironie pour un paradigme à la base ultra-scientiste. D’autres, insistant sur une vision holiste et complexe, réhabilitent enfin la cybernétique dans les low-techs. Cependant, son caractère totalitaire, de perte d’autonomie, et de sacralisation du déluge de data au mépris de l’art de l’abstraction théorique la disqualifient assez vite. Heureusement, certains résistent en prenant la tangente : de nombreux ingénieurs (même dans d’autres métiers ) désertent leur métier ou leurs études [21], trop imprégniées de ce paradigme [22].

Certain jugeront la cybernétique très prometteuse ou inévitable, quand d’autres y verront le fer de lance du désastre actuel. On pourra en tout cas au moins s’accorder qu’elle continue de progresser implicitement, cachée derrière le voile des promesses technologiques, du dépassement de la condition humaine, des promesses de liberté comme délivrance (et non comme autonomie) [18] et du village planétaire interconnecté (iv) : c’est bien ce non-dit, cette fausse objectivité (qui transparaît notamment dans l’I.A. récemment [8]) qu’il faut dans un premier temps mettre en lumière, pour pouvoir choisir collectivement d’un projet de société sur des bases honnêtes.

Pour aller plus loin, il est très conseillé de lire :

Notes

* même si on a vu que le « climax » était contesté par la vision cybernétique, qui lui préfère une succession d’états d’équilibre

(i) Comme le souligne P. Oberlé dans [1], il y a fort à parier que plusieurs populations locales ayant conservé leurs savoirs ancestraux avaient déjà repéré nombre de déplacements et comportements des espèces en question, par accumulation sur des milliers d’années de connaissance et savoirs.

(ii) il écrivait ainsi en 2020 sur sa page Wikipédia : « Parmi ses autres apports conceptuels, Arthur Keller élabore un modèle de sphères qui permet d’appréhender le caractère systémique des dynamiques d’anéantissement du monde naturel et propose une représentation de la problématique générale sous la forme d’une lutte entre deux flux thermodynamiques (un flux ‘’entropique’’ et un flux ‘’néguentropique’’). »

(iii) on notera à ce propos que les affirmations d’un J. Diamond sur le soi-disant suicide écologique des habitants de l’ile de Pâques est en fait une tromperie, et que le fameux écocide du pléistocène pourrait également être à relativiser.

(iv) Ce qui n’est pas sans rappeler la noosphère de T. de Chardin

(v) rien ne décrit mieux « la fin de la théorie » que les mots de C. Anderson : “Correlation is enough. We can stop looking for models” (sic).

(vi) D’après [10] ce serait en fait toute la French Theory, par e.g. Deleuze, Guattari, Lyotard qui découlerait de la cybernétique, ce qui expliquerait pourquoi elle a été retentissante outre-Atlantique et beaucoup moins en France. Cette thèse n’est pas unanimement partagée.

(vii) Le texte rajoute ensuite : « Revaloriser les aspects non économiques de la vie » est un mot d’ordre de la décroissance en même temps que le programme de réforme du Capital. Éco-villages, caméras de vidéosurveillance, spiritualité, biotechnologies et convivialité appartiennent au même « paradigme civilisationnel » en formation, celui de l’économie totale engendrée depuis la base. Sa matrice intellectuelle n’est autre que la cybernétique, la science des systèmes, c’est-à-dire *de leur contrôle* » [17].

(viii) De même N. Casaux fustigeait le caractère individualisant de la collapsosophie, en souligant qu’elle impliquait « une perspective anthropo- voire sociocentrée, avec tout ce que cela implique. » [6]

(ix) « Aucun milieu matériel n’a jamais mérité le nom “d’environnement”, à part peut-être maintenant la métropole. L’environnement, ce n’est finalement que cela : le rapport au monde propre à la métropole qui se projette sur tout ce qui lui échappe. » [17]

(x) De la toute puissance des réseaux de communications dans « Sapiens » à sa fascination pour l’intelligence artificielle et autres technosciences dans « 21 leçons », Harari est sans nul doute un apôtre majeur de la cybernétique de nos jours.

(xi) C’est d’ailleurs un cercle vicieux : plus ces aides sont utilisées, plus les capacités de reconnaissances décroissent et ne sont plus valorisées.

(xii) On appréciera également les réflexions de la genèse du terme “écosystème” par le manifeste “Entre le chaos et le technosystème” issu du séminaire Boucau de 1972 : « la caste technocratique se prépare à appliquer à la société humaine la redoutable notion d’écosystème, [entraînant] une dictature cybernétique […] où la technologie sociale tentera de se substituer aux écosystèmes naturels détruits ».

Références

[1] Philippe Oberlé, « L’Internet des Animaux, énième folie technoscientiste » (2021) https://greenwashingeconomy.com/internet-des-animaux-enieme-folie-technoscientiste/

[2] Philippe Oberlé, « Half-Earth : sanctuariser la moitié de la Terre » (2021), https://sniadecki.wordpress.com/2021/09/25/oberle-half-earth/

[3] Le Youtubeur Dirty Biology en a récemment vanté les mérites, voir aussi ici et cette critique

[4] « R. Purser, « The mindfullness conspiracy », The Guardian (2019)

[5] R. Josset, La destinée cybernétique du monde (2016), https://www.cairn.info/revue-societes-2016-1-page-9.htm

[6] Nicolas Casaux (2020), « La collapsologie comme lamentation bourgeoise de l’effondrement de la civilisation », Le Partage, 19 août 2020 ; en ligne : https://www.partage-le.com/2020/08/19/la-collapsologie-comme-lamentation-bourgeoise-de-leffondrement-de-la-civilisation-par-nicolas-casaux/

[7] P. Chabot, La philosophie de Simondon, Vrin, Paris, 2003

[8] Tega Brain, “The environment is not a system”, APRJA Volume 7, Issue 1 (2018)

[9] Odum, H.T. 1983. Systems Ecology: An Introduction. Wiley, 644 pp

[10] Céline Lafontaine, « L’empire cybernétique — Des machines à penser à la pensée machine », Seuil (2004)

[11] PMO,« Trois jours chez les transhumanistes (Par n°0670947011009) » (2021), https://www.partage-le.com/2021/09/29/trois-jours-chez-les-transhumanistes-par-n-0-67-09-47-011-009/

[12] F. Cusset, Cybernétique et “théorie française” : faux alliés, vrais ennemis (2005), https://www.cairn.info/revue-multitudes-2005-3-page-223.htm#re6no6

[13] H. Guillaud, “Technologie : l’âge sombre”, internetactu.net (2018)

[14] M. Tertre, « Norbert Wiener, père de la cybernétique et prophète oublié » (2013), https://blogs.mediapart.fr/marc-tertre/blog/050613/norbert-wiener-pere-de-la-cybernetique-et-prophete-oublie

[15] “L’hypothèse cybernétique”, in Tiqqun n°2, « Zone d’opacité offensive » (2009), pp. 40–83.

[16] Shoon & van der Leeuw “The shift toward social-ecological systems perspectives: insights into the human-nature relationship”, Natures Sciences Sociétés, 23, 166–174 (2015)

[17] Comité Invisible, “L’insurrection qui vient”, La Fabrique (2007). Remarque : nous dénonçons cependant toute dérive appeliste, voir ici ou .

[18] M. Freitag, De la terreur nazie au meilleur des mondes cybernétique (2003)

[19] Déni de réalité : Steven Pinker et l’apologie de la violence impérialiste occidentale (David Peterson, Edward S. Herman), éditions LIBRE (2022)

[20] B. Louart, Les êtres vivants ne sont pas des machines, La Lenteur (2018)

[21] France Culture, « Ingénieurs déserteurs », « Génération démission », voir aussi ici ou

[22] L’Atelier Paysan, « Reprendre la Terre aux machines », Seuil (2021)

[23] Hartmut Rosa, « Rendre le monde indisponible » (2020)

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Max Pinsard

Low-techs, solutions basées sur les écosystèmes, biologie/écologie/évolution