La pensée holistique/complexe VS le « en même temps » de l’extrême-centre
Alors que saisir la complexité des phénomènes qui régissent le monde peut sembler tout-à-fait indispensable pour le comprendre, des arrivistes détournent cette démarche pour justifier leur bonapartisme opportuniste, en se revendiquant d’une ‘approche complexe” de façade.
Mots-clés : complexité, pensée complexe, bonapartisme, extrême-centre, politique, simplicité, low-techs
La pensée complexe (E. Morin)
On entend souvent que le monde est de plus en plus complexe. C’est peut-être vrai, mais il l’a de toute façon toujours été : en tout temps ont intervenu des lois physiques plus ou moins simples, des interactions en boucle fermée et interreliées qu’elles soient biologiques, sociales, bio-géo-chimiques etc. En cela, il paraît judicieux pour n’importe quelle science (ou même pour toute profession) de développer une méthode qui « relie plus qu’elle ne sépare », une connaissance qui « rassemble les impossibles », ce qu’Edgar Morin appelle la pensée complexe (de « complexus » : tisser ensemble) [1, 2].
Sa théorie est riche d’enseignement. Elle nous éclaire sur ce qu’il appelle « l’hologrammatique », indiquant qu’en plus d’avoir la partie à l’intérieur du tout, on peut aussi avoir le tout dans la partie (comme l’ADN code source dans le noyau des cellules par exemple). Ainsi, le tout est en même temps plus et moins que la somme des parties : la théorie de la complexité nous invite donc à éviter tout réductionnisme, toute disjonction, ce qui invisibiliserait alors une grande part de la réalité. C’est ainsi aller contre la méthode scientifique traditionnelle, qui s’est au contraire évertuée depuis Galilée à isoler le plus possible les problématiques (en réduisant au moins de variables possibles par exemple) pour pouvoir mieux les comprendre. Selon cette philosophie, il serait maintenant temps de réassembler et réunifier ces concepts séparés [1, 2]. On voit donc un appel clair à la multidisciplinarité : relier les choses entre elles, plutôt que les opposer.
L’opportunisme de l’extrême-centre
Malheureusement ces concepts ont été détournés par de l’opportunisme politique, je cite C. Berliet [3] :
« Il y a ceux qui se revendiquent d’une « pensée complexe » et la brandissent comme un étendard ou argument suprême censé expliquer, justifier ou cautionner une incapacité à surseoir aux problématiques affrontées, façon intello de dire sans dire : « Je ne sais pas » et de s’installer dans un « ni… ni… » exonérant toute prise de décision. »
On voit donc que clamer « c’est complexe » permettrait de cacher son ignorance, son incompétence ou même son manque de courage politique.
Et c’est exactement ce qui se passe avec E. Macron et son « en même temps », qui signifierait « que l’on prend en compte des impératifs qui paraissaient opposés mais dont la conciliation est indispensable au bon fonctionnement d’une société ». Déjà, il faudrait corriger par « que l’on prend en compte des impératifs qui SONT opposés », au risque sinon de faire croire que c’est, après tout, juste une question de compréhension, que tous ces impératifs tendent en fait vers la même direction, à savoir le bonheur partout et pour tous, bien-évidemment !
Mais ce n’est même pas le plus grave : le « ni de droite ni de gauche » ou sa variante « et droite et gauche » sont en réalité bien plus dommageables politiquement. Car ce genre d’homme politique, que plusieurs auteurs n’hésitent plus à désigner « d’extrême-centre » [4, 5], veulent voyez-vous à la fois changer profondément les choses (gauche) ET conserver un ordre établi (droite), que la société soit plus égalitaire (gauche) ET renforcer les rapports de hiérarchie (droite), etc. etc.
Bien entendu, une telle position n’est tenable qu’au moment des élections : une fois au pouvoir, de tels stratèges s’empressent de se parer des habits du « sauveur », « au-dessus de tout clivage partisan », qui a su « mettre fin aux blablas et délibérations politiques interminables » et « conduire la nation vers sa destinée glorieuse », tout ceci bien-sûr derrière sa personne sacralisée voire déifiée pour l’occasion : « Jupiter » (Macron), « empereur » (Bonaparte), « kaiser » ou « imperator » (César) … et tout en assurant bien-sûr rester fidèle à un esprit « révolutionnaire » (le soulèvement des sans-culottes pour Bonaparte, on ne sait quelle révolution pour Macron — c’est en tout cas le titre de son livre), bref du pur bonpartisme ! C’est en fait le second sens de « Révolution » qui est à l’œuvre : celui de l’astronomie — après une révolution un astre retourne à la même position. Un tel tour de passe-passe se solde donc toujours par la même chose : un rétablissement de rapports de domination glissant fortement à droite, alors que la promesse était de virer à gauche.
Être partout en même temps
De même, C. Berliet [3] :
« Et puis il y a ceux que la pensée complexe rend perplexes et qui voudraient bien “en même temps”, en comprendre les arcanes, pour se donner les moyens d’envisager l’inconnu avec quelques billes dans leur besace. »
Ou le problème de ceux qui sont peut-être trop spécialisés pour penser en système, et qui se mettent l’étiquette « pensée complexe » comme on obtient un badge sur Linkedin, en espérant que cela cache leurs œillères.
Est dénoncé aussi ceux qui confondent pensée complexe et « manger à tous les râteliers », c’est-à-dire donner son avis sur tout, être en même temps sur tous les combats. On ne peut pas en même temps être un lobbyiste reconnu dans un domaine et se revendiquer de l’analyse froide et objective des liens entre toutes les parties, on ne peut pas en même temps être depuis longtemps sur la route du pouvoir et dire que l’on comprend ceux qui veulent le renverser, ou ceux qui en subissent les nuisances (c’est d’ailleurs ce que l’on peut reprocher à E. Macron).
Résumons des différences
Par soucis de clarté, tentons un résumé des différences entre les deux notions discutées ici :
· Le “en même-temps” (EMT) consiste en un raccourci pour masquer son incompétence / son ignorance, alors que la pensée complexe (PC) est plus une invitation à la réflexion profonde, à prendre une pause, et reconsidérer les liens d’interaction.
· L’EMT c’est utiliser un mille-feuille argumentatif (ET ceci ET aussi cela MAIS également …), alors que la PC tisse un lien logique, de causalité, un fil rouge entre les étapes de l’argumentation.
· L’EMT sert à retarder une prise de décision ou de position, alors que la PC ne s’applique tout simplement pas aux décisions que l’on doit prendre rapidement.
· L’EMT sert à embrouiller les autres sur ses intentions réelles en compliquant le constat, alors que la PC sert à comprendre toutes les parties qui interagissent, et peut servir à simplifier la vision globale.
· L’EMT sert à prouver qu’on joue sur tous les tableaux à la fois, alors que certaines actions sont des leurres, car opposées à d’autres plus puissantes (ex : la faible capacité de changement du ministère de l’écologie face à celui de l’économie). La PC identifierait au contraire les actions qui se détruiraient l’une-l’autre pour éviter que cela n’arrive, et chercherait à trouver des synergies en indiquant clairement les point de certitude et ceux d’incertitude (l’EMT aurait au contraire une solution qui serait la moyenne grossière de tout).
· L’EMT peut servir dans une stratégie bonapartiste visant uniquement la prise du pouvoir, alors que la PC se positionnerait plus sur le descriptif (« voici le monde tel qu’il est »), et moins sur le prescriptif (« on doit élire le candidat X ») ; surtout, le bonapartisme est une mise à mort du débat des assemblées constituantes (supposé inefficace), alors que la PC encourage ce débat.
· L’EMT sert à justifier le « ni droite ni gauche » ou le « et de droite et de gauche », cachant en réalité un maintien du statu quo et donc un conservatisme, alors que la PC ne ferait que décrire les points forts et faibles de stratégies de droite ou gauche et en quoi elles interagissent.
· L’EMT c’est donc diviser pour mieux régner, alors que la PC “apprend à lier et relier, physiquement et humainement”
Que ferait un décideur qui appliquerait vraiment le principe de pensée complexe ?
· Il expliquerait aux citoyens qu’il entend et voit telle réalité, tout comme telle autre, etc., mais qu’il a décidé [EXPLICITE] de partir dans telle direction pour telle(s) raison(s).
· Il chercherait les synergies entre les différentes situations et opportunités, tout en reconnaissant honnêtement les cas où la conciliation n’est pas possible.
· Il chercherait à initier des débats dans un cadre adéquat, plutôt que de répéter « on n’a pas le choix » et finir par imposer sa vision.
Bonus : Les low-techs, simples par nature, s’opposent à la complexité ?
Réfléchir sur la complexité c’est aussi interroger l’injonction à la simplification : KISS « Keep It Short and Simple » etc., mais également différencier des termes comme “complexe” / “compliqué” / “sophistiqué”.
Par opposition aux high-techs, présentant divers problèmes, on réinvente maintenant des technologies délestées de sophistication inutile : les low-techs.
Par leur injonction à être durable, les low-techs sont en fait intrinsèquement complexes : ils entendent plonger sans censure dans la myriade d’interactions et inter-relations du Vivant et du minéral, afin de pouvoir tendre au mieux vers un produit réellement durable. Il est bien plus simple de développer un produit en ignorant ses externalités que le contraire !
Pourtant le caractère « simple » fait naturellement partie de l’ADN de la low-tech : « fonctionnement plus simple », « facile à produire » etc. Mais cette « simplicité » s’oppose donc plutôt au « compliqué », à la présence inutile de couches de complexité quand cela n’est pas utile. De même, un objet peut être simple à produire, mais l’intelligence mise dans sa conception peut être grande, il y a alors de la pensée complexe dans sa conception. Il faut donc bien distinguer la complexité matérielle de la complexité de la conception et de la réflexion sur les potentielles externalités du produit.
Références
[1] E. Morin, « Introduction à la pensée complexe » (2005), https://www.babelio.com/livres/Morin-Introduction-a-la-pensee-complexe/2617
[2] MOOC de l’ESSEC, « L’avenir de la décision : connaître et agir en complexité » — E. Morin (2014), https://www.coursera.org/learn/lavenir-de-la-decision/home
[3] C. Berliet, « Complexité : Plus Que Le “Ni Ni”, Plus Que Le “En Même Temps”» (2019) https://www.forbes.fr/management/complexite-plus-que-le-ni-ni-plus-que-le-en-meme-temps/
[4] Pierre Serna, « La République des girouettes : 1789–1815 et au-delà : Une anomalie politique : la France de l’extrême centre » (2005) et « L’extrême centre ou le poison français : 1789–2019 » (2019).
[5] A. Deneault, « Une victoire de l’extrême-centre » (2017), https://www.ledevoir.com/opinion/idees/497305/victoire-de-l-extreme-centre-a-l-election-presidentielle-en-france