Tout est naturel, voyons !

Max Pinsard
20 min readJan 9, 2021

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Alors que la distinction nature/culture est de plus en plus remise en question, et que des connaissances de base en sciences physiques permettent de voir que ce qui est de nos jours considéré comme « artificiel » n’est jamais très loin du « naturel », et inversement, certains utilisent ces constats pour construire un relativisme total, en affirmant que tout (ou rien, c’est selon) serait en fait « naturel ».

Sommaire

Artificiel VS naturel
Rien n’est naturel ?
Non je sais … tout est naturel !
Il n’y a pas de continuité absolue
Ne plus parler de « nature » ?
L’amoralité de la nature n’excuse pas la dérive prométhéenne
Une problématique surtout sociale et politique
Conclusion
Bonus (critique de Thermodynamique de l’Evolution)
Bonus 2 (critique des optimistes scientistes technophiles)
Notes
Références

Artificiel VS naturel

Dans ce genre de discussion, il est d’usage de rappeler que beaucoup de choses sont plus artificielles que l’on ne le croit : par exemple, les légumes que l’on mange aujourd’hui ont été le fruit de milliers d’années de sélection par l’humain, si bien que l’espèce sauvage d’une pastèque n’a vraiment rien à voir avec ce qu’on a l’habitude de manger [1]. En s’inspirant de Marx, on pourrait dire que « plus rien n’échappe à l’intrusion de l’artifice » [2].

La pastèque (ou melon d’eau), de l’espèce sauvage (gauche) au produit sélectionné (droite).

De plus, on a fortement tendance à désigner comme « nature » des endroits possédant une certaine quantité d’espèces végétales et animales, comme des parcs nationaux, des réserves fauniques, des forêts ou encore des parcs ou jardins municipaux. Pourtant tous ces espaces ont été — à un degré différent — aménagés par l’Homme. Il ne reste ainsi plus beaucoup de forêts primaires en Occident [3].

Rien n’est naturel ?

Il serait alors tentant de penser que rien n’est à proprement parler « naturel ». Comme le dit P. Descola :

«non seulement que les humains sont présents partout dans la nature, mais la nature est le produit d’une anthropisation, y compris dans des régions qui ont l’air extrêmement peu touchées par l’action humaine.» [4]

Même la forêt amazonienne semble avoir été le résultat de l’action d’homo sapiens durant des millénaires :

« L’Amazonie n’est pas une forêt vierge. La pratique de l’horticulture sur brûlis et la domestication des plantes par les Amérindiens depuis douze mille ans ont profondément transformé le matériel végétal et la composition floristique de la forêt. On y trouve une biodiversité très élevée, dont une biodiversité de plantes qui sont utiles à l’Homme. […] chez les Achuars, la forêt est vue comme une plantation. » [4] *

Fresque retrouvée récemment au cœur de l’Amazonie, témoignant des constructions culturelles dans cette zone pendant la préhistoire et de la forte influence des premiers peuples sur cette forêt.

Par contre, comme l’indique Dale Jamieson, « il ne faut pas confondre ce qui est l’effet d’une action et ce qui en est le produit » [2] :

« De ce que les actions humaines affectent globalement la biosphère, il ne faut pas conclure que celle-ci est un produit de l’œuvre humaine. Sans doute l’air est-il pollué au sommet de l’Everest comme au-dessus de la tour Eiffel ; pour autant toute différence entre Paris et l’Himalaya n’a pas disparu : l’Himalaya est plus naturel que la tour Eiffel. » [in Penser et agir avec la nature]

Non je sais … tout est naturel !

Mais l’exemple de l’argument sur les plantes peut aussi être vu de façon inverse : il serait naturel de chercher à modifier toujours plus les produits de la nature, étant donné qu’on le fait depuis la nuit des temps. Ainsi, ce que l’on pense artificiel, culturel ou propre à l’humain peut inversement être vu comme quelque chose de tout-à-fait naturel : l’humain utilise des outils et des techniques comme l’élevage ? Les fourmis aussi ! Il modifie la structure des écosystèmes? Les castors et leurs barrages aussi ! Etc.

Couverture du livre « Thermodynamique de l’Evolution » présentant un monisme naturaliste (voir ▪). © éditions Parole

Comme l’humain fait partie intégrante de ce que, en Europe, on appelle « nature », comme rien ne semble purement « naturel », il est équivalent d’affirmer que tout l’est. Dès lors, il est tentant de tomber dans un relativisme absolu et affirmer qu’absolument toutes les activités humaines, de l’agriculture jusqu’à l’exploration spatiale, toutes les créations de l’âge industriel de la pelle-bêche jusqu’au missile intercontinental, toutes les matières fabriquées de l’aggloméré jusqu’au plastique PET, tout ceci est en fait naturel, suit le cours normal des choses, utilise de toute façon des atomes présents eux-mêmes dans la « nature », rien de grave donc …

« Comme tous les monismes, la naturalisation de l’artifice conduit à un effacement des repères normatifs. Doublement : elle efface l’extériorité de la nature et, avec elle, le respect qu’on lui doit. Mais, en intégrant l’homme dans l’évolution, elle efface aussi sa responsabilité éventuelle dans les changements technologiques, rebaptisés “évolution”. » [Penser et agir avec la nature] [2]

Ce genre de discours (qu’on appelle monisme car il rejette un dualisme naturel/artificiel, même partiel) pose donc plusieurs problèmes évidents :

  • il annihile en partie le principe de « pollution », car toute matière a alors une raison d’être, et il suffirait donc seulement de faire émerger un processus terrestre permettant de la re-transformer (une fois qu’elle n’est plus utilisée, à l’instar des bactéries qui mangent la carcasse métallique du Titanic peut-être ?). Cela balaye notamment d’un revers de main les “novel entities” des limites planétaires, “entités synthétiques qui n’ont pas co-évolué avec la nature, mais qui peuvent altérer les processus naturels”(citées comme une des 3 principales limites planétaires). Finit ainsi les polluants organiques persistants (POP) et les microplastiques qui durent sur des temps géologiques ! Tout ceci est na-tu-rel, pas d’inquiétude !
  • il dresse une continuité pure entre toutes les technologies : ainsi, il n’y aurait que l’évolution des savoirs et la sophistication qui sépareraient le gourdin du char Abraham V. Cette continuité brouille la limite entre technologie souhaitable et dommageable : exit la critique de la Technique et la réflexion sur les technologies sobres !
  • il conduit à une sorte de déterminisme, voire de fatalisme : tout ce qu’on pourra faire sur Terre est naturel, et suit la force des choses ; on peut donc dérégler le climat ou provoquer des extinctions massives si cela nous permet de continuer à vivre, c’est finalement plus fort que nous…

« on pose soit que tout est culture, que la nature est une construction sociale (position de Cronon), soit, comme Callicott, que tout est nature, et que l’homme est un être naturel » [in Penser et agir avec la nature] [2]

Une scène tout à fait naturelle selon la dérive moniste du « tout naturel ».

Il n’y a pas de continuité absolue

Cependant, P. Descola ajoute :

« L’anthropisation continue de la planète depuis qu’Homo sapiens exerce sa sapiens sur la Terre a franchi un point de bascule avec le développement des énergies fossiles et le réchauffement climatique qu’il engendre. […] [l’ouverture] des pâturages qui vont ensuite devenir des plantations de palmes à huile ou de cacao […]. On n’est plus du tout dans le même registre que l’anthropisation de la forêt amazonienne ou que la transformation de l’Australie centrale par les feux de brousse des aborigènes. » [4]

Un feu de brousse aborigène traditionnel (gauche), contre un ratiboisement de forêt pour l’exploitation du charbon à Hambach en Allemagne (droite).

Ainsi, même s’il est vrai qu’Homo Sapiens modifie son environnement depuis la révolution cognitive, et/ou « le choix du feu » [8], il y a quand-même une discontinuité entre l’époque actuelle et le néolithique par exemple. Comme pour le concept d’Anthropocène, il n’est pas aisé de dater précisément cette bifurcation, mais on peut la baliser. On peut par exemple voir que les techniques étaient auparavant plutôt « au service de l’intra-culturel », alors que maintenant elles « modifient le rapport de l’Homme au milieu » [Simondon], et n’étaient jadis pour l’humain « pas destinée à transformer ou maîtriser l’environnement, mais plutôt à lui permettre d’y vivre » [Grenivald], alors que depuis Galilée au moins « La technologie de la puissance se nourrit de la destruction. […] La science moderne se développe à l’ombre de la mort. La course aux armements actuelle n’est pas un accident. […] Le génie de l’Occident est martial. » [9] La révolution carnotienne semble donc marquer ce tournant décisif : ce n’est plus uniquement de la biomasse que l’on brûle, mais des combustibles fossiles très denses énergétiquement, en rentrant alors dans une optique de Puissance et donc de destruction. Ainsi, même si toute démarcation entre un « avant » et un « après » resterait absolument arbitraire, on voit quand-même une différence claire de soutenabilité entre nos modes de vie actuels et ceux de nos lointains ancêtres. Il en va de même pour la distinction de pratiques naturelles ou non : la zone « grise » au milieu est dure à définir, mais cela n’empêche pas de dire pour autant qu’un séquoia est naturel, alors qu’un paquet de chips de grande surface de l’est pas. Il n’y a aucun processus physico-chimique, biologique — ou ce que l’on voudra — qui aboutisse spontanément à former un tel objet **.

« Plus un acte technique a respecté les processus naturels, plus on sera proche de la nature, avec laquelle il a bien fallu composer; plus on a négligé les contextes et les processus naturels, plus on s’oriente vers l’artifice. » [in Penser et agir avec la nature] [2]

Ne plus parler de « nature » ?

Descola ajoute plus loin :

« [Cela] c’est le capitalisme. Moi, j’appelle cela le ‘naturalisme‘ parce que le capitalisme a besoin de ce sous-bassement que j’ai appelé le naturalisme ; c’est-à-dire cette distinction nette entre les humains et les non-humains, la position en surplomb des humains vis-à-vis de la nature » [4].

La thèse présentée est donc que c’est précisément la distinction entre « humains » et « nature » qui crée « l’Anthropocène », la destruction accélérée des conditions de vie. Il convient donc d’éviter le concept de « nature » au profit de celui des « non-humains » : la nature n’existe pas car l’humain est toujours dedans, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne l’extermine pas.

Cette remise en cause de notre concept de « nature », « un terme quasiment introuvable ailleurs que dans les langues européennes, y compris dans les grandes civilisations japonaise et chinoise » est reprise par plusieurs auteurs écolos ou politique [7], mais tous les observateurs ne s’accordent pas sur ce point :

« On ne change pas d’ontologie, ni de façons de s’exprimer, sur simple décision, et les catégories par lesquelles on peut tenter de remplacer la nature (les humains et non-humains, ou la biodiversité) sont elles aussi occidentales. D’ailleurs, le non-humain est une catégorie tellement relative à l’humain, que toute l’attention se porte, comme d’habitude, sur l’humain.
Aussi continuerons-nous à parler de nature. En y voyant non pas une substance, mais un ensemble de relations, dans lequel les hommes sont inclus, un enchevêtrement de processus. » [2]

La nature c’est le spontané, c’est un concept multiple mais réel, c’est le vivant sans oublier l’abiotique, le géologique. Voir aussi [12], ainsi que :

L’amoralité de la nature n’excuse pas la dérive prométhéenne

Si la dénonciation du sophisme de « l’appel à la nature » est parfois bienvenue, et permet surtout d’éviter de balayer d’un revers de main les sciences humaines et sociales par dérive naturaliste, il faut cependant prendre garde à ne pas tomber dans la caricature inverse : insinuer que tout change de toute façon, que l’humain est là pour modifier l’environnement, voire pour « l’améliorer », en tombant dans une dérive scientiste , par une foi aveugle au progrès (ce vers quoi certains « sceptiques » et « scientophiles » semblent parfois glisser ▪▪). L’humain transforme depuis longtemps la nature, en partie pour s’extraire à certains de ses côtés arbitraires, mais cela ne saurait justifier une quête prométhéenne infinie. En bref, ce n’est pas parce que l’humain peut modifier son milieu de vie voire sa propre condition qu’il doive forcément le faire, et même s’il l’a fait depuis des millénaires.

L’abbaye de Montauban prise à 40 ans d’intervalle.

Car ceux qui célèbrent notre « sortie » ou notre affranchissement par rapport à la nature oublient trop vite les avantages à en être proche. On ne connaît en effet que trop bien les effets néfastes d’une vie trop éloignée du mode de vie de nos ancêtres du Pléistocène, d’un refoulement total de pratiques qualifiées de « sauvages » ou « primitives » : stress, maladies chroniques, augmentation des risques cardiovasculaires ou de cancer, perte de sens, etc. À mesure que l’on « urbanise » nos modes de vie et que l’on gagne « en confort », une existence plus rustique nous paraît de plus en plus inenvisageable, ce qui nous rend plus enclin à nous réfugier dans une dérive scientiste, et ainsi de suite. Un minimum de connaissances sur les espaces naturels, leur lien avec notre santé, d’émerveillement face à leur complexité, tout en garantissant une certaine exposition, un certain temps de résidence dans ce que nous appelons « nature » paraît dès lors primordial pour endiguer cet effet (voir aussi [10]).

Une problématique surtout sociale et politique

Pour beaucoup de milieux de gauche enfin, la question environnementale est une fausse question, étant un symptôme du système dans lequel on vit : plutôt que de remettre en cause le mot de « nature », ils questionnent celui d’« environnement » et de sa « préservation » :

« Il n’y a pas de “catastrophe environnementale”. Il y a cette catastrophe qu’est l’environnement. […] Ce qui s’est figé en un environnement, c’est un rapport au monde fondé sur la gestion, c’est-à-dire sur l’étrangeté. […] un rapport au monde tel qu’il y a moi et mon environnement, qui m’entoure sans jamais me constituer. Nous sommes devenus voisins dans une réunion de copropriété planétaire. On n’imagine guère plus complet enfer.

Aucun milieu matériel n’a jamais mérité le nom “d’environnement”, à part peut-être maintenant la métropole. L’environnement, ce n’est finalement que cela : le rapport au monde propre à la métropole qui se projette sur tout ce qui lui échappe. […] Ce qui se présente partout comme catastrophe écologique n’a jamais cessé d’être, en premier lieu, la manifestation d’un rapport au monde désastreux. Ne rien habiter nous rend vulnérables au moindre cahot du système, au moindre aléa climatique. […] Ce qui rend la crise désirable, c’est qu’en elle l’environnement cesse d’être l’environnement. » [6] ***

Cabane à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (gauche), et à la ZAD d’Arlon (droite).

Plutôt que de se « reconnecter avec la nature », continuer à y vivre voire y retourner, donc. Mais on pourrait arguer que « la correspondance présumée entre savoirs indigènes, participation locale et durabilité… n’a jamais été validée de façon scientifique » [2], voire même qu’une protection globale de la nature passerait par « une humanité très uniformisée par des technologies de pointe [qui] produira une ingénierie écologique » [2].

« Ces deux hypothèses qui s’affrontent s’appuient toutes deux sur différents travaux scientifiques. Mais, quels qu’en soient les résultats, elles engagent avant tout un choix politique, entre deux types de politiques de protection de la biodiversité : l’une relève d’une politique globale, administrée d’en haut et faisant appel à l’autoritarisme scientifique, l’autre, sur la base d’accords locaux, implique la coopération et même l’initiative des populations concernées. » [in Penser et agir avec nature] [2]

Conclusion

On a vu que la distinction entre « naturel » et « artificiel » ou « culturel » n’était pas claire, et qu’elle n’a été mise en avant qu’en Occident, et depuis l’arrivée de la Science moderne. Pour les chasseurs-cueilleurs traditionnels, encore présents aujourd’hui, la « nature » est bien souvent leur « culture », et les limites sont plus floues. Mais cela ne saurait justifier un relativisme total quand aux produits de notre civilisation et leur caractère soi-disant « naturel » : dans les technologies par exemple, même s’il est impossible de tracer une frontière nette entre naturel et artificiel, soutenable et polluant, raisonnable et démesuré, on distingue quand-même avec des critères physiques simples ce qui est plus d’un extrême ou de l’autre.

Forêt primaire, se regénérant toute seule, plantation de conifères et sapin en pastique : lesquels sont naturels ?

L’émergence en Occident d’une certitude d’être « au-dessus » du monde non-humain est utilisée pour justifier son exploitation et la tentative de le rentrer dans l’économie, et est en fait à l’origine du désastre actuel. Qu’elle existe ou non, chacun sent bien qu’il faut préserver cette « nature », patrimoine primordial et source de potentialités depuis toujours, et cela ne saurait se faire uniquement « à l’occidental » par une gestion déconnectée et autoritaire, mais par le respect de ceux qui y vivent déjà.

→ Pour aller plus loin, il est indispensable de lire le livre de C. & R. Larrère, « Penser et agir avec la nature — Une enquête philosophique » (La Découverte, 2015) [même si je ne suis pas forcément d’accord sur leurs conclusions à propos des biotech, ni de leur vision de la collapsologie…].

Bonus :

▪ le scientisme naturaliste est aussi un autre travers à éviter, exemple avec F. Roddier et sa « Thermodynamique de l’Évolution ». En lisant le livre j’ai tiqué sur plusieurs éléments, que je résume ici :

« L’idée centrale de ce livre est en effet que, de génétique, l’évolution est devenue progressivement culturelle »
→ affirmation assez incompréhensible quand on s’intéresse justement à la science du comportement humain : la génétique n’explique pas tout, mais élucident quand-même une bonne part. Sans parler de l’épigénétique…

« on ne peut appliquer les lois de la biologie à l’Homme qu’en remplaçant les gènes par la culture. »
→ le naturel fait intervenir une transmission darwinienne (donc lente, héréditaire), alors que la culture est plutôt lamarckienne (rapide et varié, où l’acquis se transmet), voir Holmes ROSTON [2].

« Non seulement Darwin justifiait l’hypothèse de Lamarck, mais de plus il en proposait une explication »
→ il aurait fallu plus expliciter : les hypothèses de Lamarck (héritabilité des caractères acquis) et de Darwin (pas d’héritabilité mais une sélection favorisant les mieux adaptés) sont généralement présentées comme opposées …

« Lorsqu’une espèce n’a plus le temps de s’adapter, elle
s’éteint. Pour subsister, une espèce doit évoluer le plus vite possible. Leigh
van Valen a appelé ce mécanisme l’effet de la reine rouge […]
»

→ c’est exacerber un des outils de l’Evolution à défaut des autres, comme l’hypothèse de la Reine Noire (BQH, interdépendance entre lignées suite à une des gènes délestés) ou celle de la mort au vainqueur (une mutation trop avantageuse fait de l’organisme en question la cible privilégiée de virus)

« La 3e loi de la thermodynamique implique que l’Univers s’auto-organise de façon à maximiser son taux de production d’entropie. »
→ Bon déjà la 3e loi existe déjà, et postule que l’entropie est nulle pour un cristal parfait à 0 K. Mais surtout, des auteurs comme H. T. Odum avaient déjà formulé (bien avant Roddier) ceci sous le nom de « 4e loi », pourquoi alors parler de 3e loi, et surtout pourquoi ne pas citer H. T. Odum dont, de façon évidente, Roddier s’inspire grandement ??
(citer le livre de Schmitz aurait été aussi judicieux selon moi)

« une structure dissipative produit de l’énergie libre »
→ elle en consomme plutôt, tout en produisant de l’entropie ?

« La dissipation d’énergie est directement liée à la diminution d’entropie du système, c’est-à-dire à l’information mémorisée »
→ la définition d’information n’est pas explicitée donc ça reste flou, l’entropie c’est l’information au sens physique mais pour certains c’est la néguentropie…

« différence entre adaptation et adaptabilité fait allusion aux sélections r et K »
→ les sélections r/K ne font plus l’unanimité, on lui préfère un spectre continu.

« Homo Sapiens est la seule espèce ayant une propension à exterminer ses semblables »
→ alors là par contre c’est totalement faux. Voir les nombreux travaux réalisés sur les chimpanzés notamment, certains animaux sont très enclins à la coopération de groupe, et le génocide d’autres groupes peut alors faire partie de leurs stratégies de survie.
Cela n’est PAS attribuable à une évolution culturelle.

« à plus de 6 000 m d’altitude, vit une tribu descendant des Mayas : la tribu des Koguis […] depuis 4 000 ans »
→ qu’ils descendent des Mayas est discutable, car il y a 4000 ans les Mayas étaient encore à l’état de proto-civilisation, de plus ils semblent vivre plutôt entre 0 et 5800m.

La vision plus « politique » de F. Roddier dans la 2e partie du livre donne aussi lieu à des affirmations très contestables, et aurait dû être clairement annoncée comme telle (contrairement à la 1re partie qui est sous forme de déduction physique/biologique).

Enfin, on pourrait lui reprocher de ne se reposer que sur les éléments allant dans son sens (sorte de cherry-picking), ce dont cette critique résume assez bien :

« Après tout, l’histoire humaine est longue et variée; y trouver des analogies avec la thermodynamique (à la manière des spurious correlations) est plutôt trivial, ou tout du moins trop peu étayé dans l’ouvrage pour qu’on en soit totalement convaincu — ce qui ne veut pas dire que c’est faux ».

Tout ceci rend le livre facilement (dis)qualifiable en « mésusage de l’entropie ». Mais surtout, le livre contient sûrement des pistes valides et intéressantes, malheureusement les raccourcis et manquements listés ici (et il y en a sûrement d’autres !) font un peu tache, et mettent le lecteur averti sur une position défensive.

Bonus 2 :

▪▪ La vidéo de « Chat Sceptique » (Pour en finir avec “Mère Nature”) est ainsi un cas d’école de grand n’importe quoi sur la question :

« L’appel à la nature n’est pas un argument valable »
→ là on fait semblant de ne pas comprendre, ce qui est promu avec les produits labélisés « naturels », ce sont des vertus d’organismes vivants qui ont été sélectionnés par des millions d’années d’évolution, et qui s’intègrent dans une logique écosystémique avec le reste du vivant. OK pour dire que c’était judicieux d’avoir sélectionné les variétés d’amandes pour diminuer leur concentration en cyanure et pouvoir ainsi les manger, mais pas que c’est purement équivalent à fabriquer des amandes de synthèse en laboratoire — forcément simplifiées.

« Ceux qui se réclament du “ naturel” ne sont pas d’accord entre eux » [l’exemple d’un matelas en latex brut VS sans]
→ Une petite recherche aurait permis de savoir que le latex de l’hévéa peut conduire à une dispersion de microplastique, et c’est sûrement un des arguments pour s’en passer. Dans le même genre, l’uranium est « naturel », mais ce n’est pas souhaitable d’en avoir partout, le pétrole aussi mais les marées noires détruisent les écosystèmes, etc.

« les - de 15 ans meurent beaucoup moins depuis la Révolution Industrielle »
→ là encore on perçoit l’étendue de son ignorance en anthropologie : il est probable que les chasseurs-cueilleurs du Pléistocène avaient de meilleures conditions de vie que leurs successeurs agriculteurs et cultivateurs. Prendre un taux de mortalité à partir de l’an 0 (et non avant -10000) et affirmer que la modernité a permis de le baisser est donc trompeur [5]. De plus, c’est faire totalement abstraction des systèmes de coercition mis en place à l’Antiquité et après, qui gardaient une grande partie de la population dans la pauvreté et la soumission.

« le seul contact avec la nature de nos jours, c’est un camping avec du matériel dernier cri ou un reportage animalier vu sur un écran 4K dans un loft en centre-ville »
→ est-il vraiment besoin d’épiloguer sur cette déclaration d’occidental privilégié et déconnecté ? Non, tout le monde, même parmi les citadins purs et durs, ne campe pas forcément sur quelques jours seulement, « avec du matériel dernier cri » (et que dire des ZAD par exemple ??). L’auteur pense judicieusement décrire une moyenne de ses contemporains, mais il nous expose juste sont train de vie quotidien, qui, franchement, n’est pas très enviable.
(Avant de conclure par un banal « la nature, c’est de la merde », sans commentaire)

« la Terre est inhospitalière, c’est juste l’endroit le moins pire de l’univers pour vivre »
→ nous sommes en effet très adaptés pour vivre sur Terre et non ailleurs dans l’univers, mais généralement ce genre d’argument ne fait pas plaisir à tous les modernistes new age (dont Chat Sceptique a l’air de se rapprocher) qui voudraient nous faire vivre dans l’Espace ! La Terre est très diversifiée et ne saurait être hospitalière à l’humain sur toute sa surface. Mais d’ailleurs, pour lancer la réflexion, serait-ce une bonne chose pour notre espèce qu’elle nous soit totalement hospitalière ? Quid de notre résistance et de notre capacité d’adaptation dans ce cas ?

« parasites, moustiques et maladies pourrissent la vie de milliards d’humains »
→ niveau zéro en biologie, s’ils existent c’est aussi dans une certaine forme d’équilibre, d’ailleurs il ne nous parle pas de symbiose et autres aspects plus positifs, ou que les moustiques peuvent par exemple éviter à une région d’être envahie par les constructions et les touristes…

« il n’y a rien de plus facile que de trouver des produits naturels hautement toxiques pour l’être humain »
→ oui, mais l’Homme a appris à faire attention aux doses, à reconnaître les espèces toxiques etc. Tout ne se mange pas dans la nature, mais cela ne saurait justifier une réduction de la diversité en ne cultivant que certaines espèces, et encore moins de les « améliorer » in vitro.

Sans parler des nombreuses blagues douteuses et pseudo auto-dérisions « ah ! mon chèque de l’industrie agro-alimentaire ! » ou des passages puérils de Rick Et Morty, censés détendre l’atmosphère, mais en fait bien utiles pour appuyer le propos de façon détournée…

Bref, cette vidéo est vraiment mauvaise, d’ailleurs quand j’y suis retourné elle était bizarrement passée en « non-référencée »…

Notes

* Il est de même faux de penser que les autochtones ou chasseurs-cueilleurs ne distinguent pas nature et culture, comme le rappelle Claude Levi-Strauss dans « Tristes Tropiques » [11] : « Ainsi les Bororo considèrent-ils que leur forme humaine est transitoire : entre celle d’un poisson (par le nom duquel ils se désignent) et celle de l’arara (sous l’apparence duquel ils finiront leur cycle de transmigrations). Si la pensée des Bororo (pareils en cela aux ethnographes) est dominée par une opposition fondamentale entre nature et culture, il s’ensuit que, plus sociologues encore que Durkheim et Comte, la vie humaine relève selon eux de l’ordre de la culture. Dire que la mort est naturelle ou antinaturelle perd son sens. En fait et en droit, la mort est à la fois naturelle et anticulturelle. »

** sans faire appel à un grand architecte, on peut dire que l’évolution a un sens : les sélections s’opèrent par utilité, et des effets d’émergence dépassent ce que l’on peut comprendre de la physique seule. Voir « The Blind Watchmaker » de Richard Dawkins.

*** Suite du passage, moins en rapport avec notre sujet cependant, mais tout aussi éclairant :

«[…] La situation est la suivante : on a employé nos pères à détruire ce monde, on voudrait maintenant nous faire travailler à sa reconstruction et que celle-ci soit, pour comble, rentable. […] Voitures écologiques, énergies propres, consulting environnemental coexistent sans mal avec la dernière publicité Chanel au fil des pages glacées des magazines d’opinion. […] C’est que l’environnement a ce mérite incomparable d’être, nous dit-on, le premier problème global qui se pose à l’humanité. Un problème global, c’est-à-dire un problème dont seuls ceux qui sont organisés globalement peuvent détenir la solution […] les groupes qui depuis près d’un siècle sont à l’avant-garde du désastre et comptent bien le rester, au prix minime d’un changement de logo […] les nouvelles solutions ressemblent aux anciens problèmes. […] nous serions prêts à sauter dans les bras de ceux-là mêmes qui ont présidé au saccage, pour qu’ils nous sortent de là

Références

[1] Francois Parcy, “Domestiquer les plantes” (conférence)

[2] C. & R. Larrère, « Penser et agir avec la nature — Une enquête philosophique », La Découverte (2015), notamment l’introduction https://www.cairn.info/penser-et-agir-avec-la-nature--9782707185716-page-153.htm

[3] Reserves naturelles de France, communiqué de presse, « Où sont les dernières forêts primaires d’Europe ? » (2018), http://www.reserves-naturelles.org/sites/default/files/news/180531_cp_rnf_sabatini_forets_primaires_deurope.pdf

[4] https://reporterre.net/Philippe-Descola-La-nature-ca-n-existe-pas
Voir aussi « Par-delà nature et culture » (2012)

[5] Gowdy, “Our hunter-gatherer future: Climate change, agriculture and uncivilization” (2020), https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0016328719303507

[6] Comité Invisible, « L’insurrection qui vient » (2008)

[7] Yves-Marie Abraham, Pour en finir avec la nature !, in « Décroissance versus développement durable — Débats pour la suite du monde », écosociété (2011)

[8] Alain Gras, « Le Choix du feu. Aux origines de la crise climatique », Fayard (2007)

[9] J. Grenivald, « Le sens bioéconomique du développement humain : L’affaire Nicholas Georgescu-Roegen » (1980)

[10] Entretien avec Alessandro Pignocchi (2018), https://www.partage-le.com/2018/03/08/8812/

[11] C. Levi-Strauss, « Tristes Tropiques », Plon (1955)

[12] Pierre Madelin, « le débat sur la notion de nature présente un intérêt philosophique […] mais brouille les pistes en écologie politique » https://www.revue-ballast.fr/pierre-madelin-il-existe-des-possibilites-reelles-de-desertion/

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Max Pinsard
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