Blanchir les consciences via les indicateurs écologiques : une sélection de séduction déguisée ?

Max Pinsard
12 min readDec 22, 2020

Face à l’urgence environnementale qui monte, des leviers se mettent en place pour favoriser les “bonnes actions” et contraindre celles qui vont dans le mauvais sens. Mais l’émergence d’indicateurs quantitatifs (carboneutre etc.) favorisent soit l’autopromotion par les entreprises qui en ont les moyens, soit la distribution de bons et mauvais points par des instances ad hoc, dont le parti-pris ni l’expertise ne sont pas forcément vérifiables. Surtout, il y a un risque énorme de maximisation “bête et méchante” d’un attribut pouvant se révéler tout-à-fait inefficace voire néfaste pour les autres aspects environnementaux non ciblés. Cela favoriserait aussi la dictature du « paraître écolo » à défaut de la performance réelle, qui en plus s’auto-renforcerait rétroactivement via ces indicateurs.

Voir aussi : “Peut-il y avoir un effet rebond du carboneutre ?”

La rentabilité à tout prix ?
L’aspect « séduction » joue aussi
Maximiser une métrique sans se soucier du reste
Les combats environnementaux peuvent être antagoniques
Local VS global
Faut-il juste de meilleurs indicateurs ?
Le système fait tout
Conclusion
Notes
Références

La rentabilité à tout prix ?

La production de richesse (mesurable par le PIB) est peu compatible avec la préservation de l’environnement, surtout à l’échelle d’une entreprise : cela implique d’avoir des pratiques mieux pensées, prenant en compte de multiples contraintes, et minimisant ce que le monde de l’entreprise appelle des « externalités ». C’est donc du temps supplémentaire, des contraintes, des lignes en plus dans le budget : tout ceci coûte de l’argent.

Si on se basait sur l’indicateur économique uniquement, une entreprise n’aurait alors aucun intérêt à diminuer son activité, limiter ses revenus, ou s’imposer des gestes réellement vertueux vis-à-vis de l’environnement [9]. On peut faire un parallèle avec la sélection de survie (utilitaire) introduite par Darwin : la guerre économique aurait tendance à favoriser les entreprises cherchant à maximiser leurs profits le plus possible, aux dépends de toutes les règles en place, ou des principes éthiques (notamment ceux liés à l’écologie).

L’aspect « séduction » joue aussi

Mais l’autre facette de la sélection naturelle, la sélection sexuelle (ou de séduction), y joue un rôle d’égale importance, et devrait donc aussi influer le comportement des entreprises. Cette sélection nous indique que les entités en jeu peuvent adopter des comportements allant a priori à l’encontre du côté utilitaire ou de la survie, afin de pouvoir augmenter leur propension à la séduction ▪. Le parallèle avec les entreprises peut sembler un peu surprenant — et a des limites — mais ouvre quand-même des perspectives intéressantes. Ainsi une entreprise sera incitée à embellir son image de marque, du moins à se garantir une bonne réputation, par le simple fait que la publicité existe, ou que le marché repose sur le principe de concurrence.

C’est particulièrement vrai pour le côté « vert » ou « éco-responsable » qu’elles sont généralement très promptes à mettre en valeur : on retrouve ainsi une myriade d’écolabels et de certifications (carboneutre, normes ISO, indicateurs en tout genre…) censés nous prouver qu’elles sont plus blanches que blanches, du moins qu’elles font des efforts mesurables pour la préservation de l’environnement.

Ce genre d’incentive (incitation) peut donner un vrai rapport de force face à de grandes multinationales : on peut penser au récent manifeste pour un réveil écologique lancé en France, qui oblige ces grands groupes à « verdir » leurs pratiques — ou au moins leurs promesses — s’ils veulent continuer à recruter dans les « filières d’excellence » de la méritocratie française.

Maximiser une métrique sans se soucier du reste

Malheureusement, ces pratiques sont à double tranchant et pourraient se révéler plus néfaste qu’autre chose : tout d’abord, elles proposent de jouer sur l’image et le paraître, ce qui peut cacher une réalité des faits totalement différente. Par exemple une stratégie de triche ou d’embellissement des faits peut se révéler fructueuse : l’entreprise falsifie alors tout simplement ses résultats environnementaux pour pouvoir obtenir le label, ou du moins éviter les malus. On peut penser au scandale du « dieselgate » — où les moteurs diesels étaient annoncés bien moins polluants qu’ils ne l’étaient réellement. Elle pourra aussi choisir de divulguer certaines données avantageuses, tout en cachant les plus embarrassantes (sorte de cherry-picking de sa communication) : les exemples sont légions. Ces stratégies frauduleuses ou de manipulation sont également une composante majeure de la sélection de reproduction au niveau du Vivant, observées chez de nombreux animaux entre autres *.

S’en remettre à une instance tierce, « indépendante », n’est pas forcément mieux : tout d’abord, rien ne nous garantit qu’elle ne possède pas de parti-pris non-avoué, et il est en outre très délicat de désigner un tel arbitre — celui qui distribuerait les bons et les mauvais points écolos — avec autant de pouvoir, sans réellement pouvoir assurer son expertise (on peut penser aux agences de notation dans la finance).

Mais nuançons un peu : certaines compagnies vont très certainement quand-même « jouer le jeu », et être honnête dans leurs démarches écologiques. Puisque le prix à payer est grand, elles vont par contre toujours chercher à maximiser leur « investissement » en validant à fond les dits labels et en les publicisant. On arrive là encore à une limite de ce genre d’incitatif : la stratégie la plus éco-vertueuse possible serait en effet qu’elles jouent directement sur leurs pratiques, puisqu’elles sont les mieux placées pour le faire, étant donné que ces pratiques sont généralement spécifiques à un domaine particulier. Ce sont les entreprises elles-mêmes qui sont les plus aptes à connaître leurs chaînes de production de A à Z, et à identifier les points potentiellement dommageables pour l’environnement — pourvu qu’elles soient suffisamment formées à la préservation des écosystèmes ou du climat. Les labels incitent au contraire à s’en tenir à la réglementation qui les encadre : on maximise alors la métrique reliée au label, au dépend de toutes les autres, ce qui peut même devenir contre-productif pour d’autres aspects environnementaux. Par exemple, pour s’assurer un bilan « carboneutre », une entreprise installe un convertisseur type éolienne ou panneau solaire pour lui fournir son électricité, mais en rasant la biodiversité locale.

Les combats environnementaux peuvent être antagoniques

Bien-sûr les actions pour le climat et pour préserver la biodiversité sont liés : on ne pourra pas sauver le climat si la biodiversité s’effondre (le carbone est stocké à court terme par la photosynthèse et le rôle captateur de l’océan dépend de la vie marine, entre autres), et on ne peut espérer conserver la biodiversité sous un climat déréglé (feux de forêts, zones mortes etc.). Cependant il existe aussi un antagonisme entre ces deux combats ◊, que l’on peut esquisser dans le tableau ci-dessous :

Par contre, attention, les points présentés ici ne font pas tous consensus : comme les sciences écologiques sont très complexes, l’impact de telle ou telle pratique dépend beaucoup de l’endroit, de l’échelle de temps considérée, de facteurs sociaux etc. On ne saurait donc tirer hâtivement trop de généralités, et le plus sage est de regarder à chaque fois au cas par cas (le diable est dans les détails).

Il reste que l’enjeu du climat fait plutôt appel à des problèmes devenant globaux (et demandant des actions globales), alors que la biodiversité fait plutôt appel à une multitude d’enjeux locaux : toutes les zones ne se valent pas en termes de richesse (grande barrière de corail, forêt amazonienne etc.), certaines sont bien plus importantes à préserver que d’autres. Il peut par exemple être absolument essentiel de dépenser des énergies fossiles pour patrouiller dans de larges territoires et préserver certaines espèces (ce que fait Sea Shepherd par exemple), mais on pourra relever la non-compatibilité entre le coût en CO2 du mazout + les trajets en avion de l’équipage et les objectifs climatiques.

Climat et biodiversité ne sont en outre pas les seuls enjeux pouvant entrer en opposition : les emballages jetables permettent par exemple d’éviter une partie du gaspillage alimentaire, mais contribuent à polluer l’environnement (microparticules [6] et déchet en fin de vie) : c’est en tout cas vrai pour les grandes surfaces habituées à un modèle de consommation non-soutenable (grandes quantités, chaînes en flux tendu …) [3, 8], tandis que l’efficacité des magasins zéro-déchets sur ces deux problèmes est plus nuancée [4, 7].

Local VS global

Cette dichotomie du local versus global se retrouve dans plein d’exemples que l’on promeut comme « écolos » ▪▪ :

- La « neutralité carbone » d’entreprises, comme Google par exemple (voir pour cela le thread détaillé de Pour un réveil écologique [1]).

- Les solutions web comme Ecosia : planter des arbres peut poser plusieurs problèmes si cela est fait en monoculture (perte de biodiversité et de résistance), n’est pas contrôlé sur le long terme, ou vient remplacer une zone moins captatrice de carbone mais rendant d’autres services écosystémiques.

- Le zéro-déchet : garantit au consommateur de n’avoir aucun déchet, mais quid des déchets du magasin en question, et de toute la chaîne de production ? Le gâchis alimentaire est-il aussi plus limité [4]? La fabrication des ustensiles zéro-déchet est-elle rentabilisée par leur utilisation [2, 3] ? Ces magasins proposent-ils plus de produits venant d’endroits lointains [4] ?

Le végétarisme ou véganisme : est-ce que la(es) solution(s) proposée(s) ne proviennent pas d’un système agro-industriel problématique pour d’autres raisons ? Quid des fertilisants d’origine animale, bien utiles pour se passer d’engrais artificiels ?

Tous ces indicateurs « d’autopromotion » ne sont donc pas à ranger dans la catégorie du greenwashing (dont les pratiques sont la plupart du temps inefficientes voir néfastes), mais n’étant bornés qu’à un aspect précis, ils créent difficilement des synergies entre les différents combats pour l’environnement, quand ils ne les opposent carrément pas les uns aux autres.

Faut-il juste de meilleurs indicateurs ?

En règle générale, il n’est jamais aisé de remonter au global quand on agit sur quelque chose de local. Mais on serait quand-même tentés de vouloir définir de meilleurs indicateurs, qui engloberaient par exemple les émissions carbone importées dans la quantification de l’impact d’une entité spécifique sur le climat, des indicateurs à la fois vigilants sur la biodiversité et le dérèglement climatique, ou qui comptabiliseraient la pollution délocalisée par exemple.

Mais de tels indicateurs seraient d’une part bien plus difficiles à calculer (et donc à mettre en œuvre), et d’autre part bien moins parlants, car beaucoup plus complexes. Le risque étant qu’ils soient simplement ignorés au profit d’autres indicateurs plus simples, ou que leur trop grande complexité rende leur calcul la plupart du temps erroné, ou encore que les entreprises finissent par communiquer dessus comme « l’indicateur le plus complet qui existe » tout en cachant le détail des calculs. Cela résulterait en une sorte de « boîte noire » que les instances de la société civile (associations, ONG etc.) auraient le plus grand mal à contrôler et vérifier. Le côté « indicateur parfait » pourrait alors renforcer l’aspect publicitaire de ce genre de métrique couplé à une dérive technocratique.

En attendant le greenwashing bat son plein…

Le système fait tout

On comprend dès lors que c’est l’assomption de départ du capitalisme qui pose problème : le fait de maximiser la rentabilité et les profits, qui oblige à vouloir limiter des conséquences dont on chérit les causes. On pourrait imaginer le système opposé ***, où la principale incitation serait d’être le plus respectueux de l’environnement. Il se pourrait alors que l’antagonisme de cette sélection (utilitaire) — la sélection de séduction — devienne d’arborer des attributs montrant que l’on arrive à faire du profit malgré la nécessité de protéger l’environnement, plutôt que des attributs montrant que l’on arrive à protéger l’environnement malgré la nécessité de faire du profit.

Malheureusement on ne change pas la société par décret, et un tel système mettrait du temps à émerger, par des processus complexes de négociations entre les acteurs. On ne sait même pas si la résultante de ce processus sera écologiquement vertueuse ou non, tant la recomposition des enjeux suite au changement est imprévisible.

Conclusion

Il y a donc un danger de voir émerger un futur où toutes les activités occidentales seraient certifiées éco-responsables, vertes et carboneutres, alors que l’état planétaire global continuerait de se détériorer : soit via une disparité énorme avec les pays du Sud, accusés alors de tous les maux écologiques par le Nord, soit via une absolution morale complète de l’impact des activités humaines, ce qui traduirait alors à quel point les indicateurs ciblés et locaux ne reflètent pas les tendances globales.

De tels indicateurs sont d’autant plus problématiques qu’ils peuvent être, d’une part, trop spécifiques, et ainsi résoudre un problème en en ouvrant un autre, ou d’autre part être trop général et donc sans effet, pas applicables, ou trop obscurs ce qui favorise alors un contrôle technocratique opaque. Surtout, ils entrent dans une logique publicitaire pour les entreprises qui les développent, où l’environnement n’est qu’un moyen pour augmenter leurs profits et non une fin. Cette « sélection de séduction », qui semble opérer de plus en plus, ne remet donc pas en cause la « sélection de survie » qui récompense la maximisation des bénéfices.

Jouer uniquement sur des incitations type certifications « éco-vertueux » et Cie semble ainsi peine perdue pour rentrer dans une démarche réellement écologique : ce n’est pas nouveau, seul un changement des règles du jeu — de système — paraît résoudre ce sac de nœud, mais pour cela il faudra faire retomber les égos de chacune des parties (entreprises, pays…), ce qui n’est pas gagné.

▪ en biologie on prend souvent l’exemple des couleurs vives que l’on retrouve chez certains mâles mais pas les femelles, qui représentent pourtant un risque accru de se faire attraper par un prédateur, mais montrent justement au sexe opposé que le mâle en question a survécu malgré ce « handicap », et est donc sélectionné.

▪▪ Comme déjà évoqué par ailleurs, le problème du local vs global représente aussi un problème d’entropie : l’environnement est un immense réservoir à entropie créée, où chaque être vivant y capte des ressources et peut y déverser ses matières résiduelles, en se gardant d’atteindre toutefois le point où la dégradation résultante entraînerait une perte trop importante des services nécessaires pour sa survie.

* ainsi on retrouve des stratégies de tromperie chez un sexe, et des contre-stratégies d’identification chez l’autre sexe.

** même si beaucoup de fausses informations circulent sur les produits végé à base de soja et leur soit-disant potentiel destructeur des forêts tropicales

*** un tel système ne serait pas forcément une « dictature verte », car la logique de dictature concentre la pouvoir entre les mains d’un petit nombre de personnes et favorise alors la démesure et les affrontements, et non pas une relation pacifiée avec le Vivant.

◊ Il peut même y avoir des antagonismes entre les différentes biodiversités ! (spécifique VS génétique, fonctionnelle VS écosystémique etc.)

Et pour finir un petit florilège d’autopromotion/ecoblanchiment aperçu çà et là :

Références

[1] Pour un réveil écologique, La soi-disant neutralité carbone de Google (2020), Thread Twitter, https://twitter.com/ReveilEcolo/status/1336619065822113793?s=20

[2] CIRAIG, ACV sur les sacs d’emplettes (2018), https://www.recyc-quebec.gouv.qc.ca/haut-de-page/centre-de-documentation/acv%20sur%20les%20sacs%20d%27emplettes
Voir aussi une étude du Danemark : https://www2.mst.dk/Udgiv/publications/2018/02/978-87-93614-73-4.pdf

[3] Le gâchis alimentaire a doublé après le bannissement du plastique de certains magasins anglais, voir BBC (2019) https://www.bbc.com/news/business-47161379

[4] L’ADN, « Zéro déchet : on vous explique pourquoi tout le monde ne s’y met pas » (2019), https://www.ladn.eu/entreprises-innovantes/transparence/zero-dechet-solution-parfois-pire-probleme/

[5] Parlons Sciences, « Les avantages et les inconvénients des biocarburants » (2019) https://parlonssciences.ca/ressources-pedagogiques/les-stim-en-contexte/les-avantages-et-les-inconvenients-des-biocarburants

[6] Boucher & Friot, « Microplastiques primaires dans les océans », UICN (2020), https://portals.iucn.org/library/node/48958

[7] Heineke et al., “The prospects of zero-packaging grocery stores to improve the social and environmental impacts of the food supply chain” (2017), Journal of Cleaner Production https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0959652616315797

[8] Advisory Committee on Packaging, “Packaging in Perspective”, www.thefactsabout.co.uk/files/98201010542packaginginperspective.pdf

[9] Jancovici, « Peut-on justifier de ne pas agir parce que cela coûte trop cher ? » (2000), https://jancovici.com/changement-climatique/economie/peut-on-justifier-de-ne-pas-agir-parce-que-cela-coute-trop-cher/

Bibliographie

Mermet & Féger, « Et pour sauver la planète, vous mettez quoi à la place de l’alarmisme bloquant!? » (2018), https://renoueraveclaplanete.lepodcast.fr/

MOOC (cours en ligne) “EBIO 124: Introduction to Ecology & Evolutionary Biology” et “Evolution Today

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Max Pinsard

Low-techs, solutions basées sur les écosystèmes, biologie/écologie/évolution