Écologisme : revenons aux classiques !
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Un éditorial de Nature paru en juin 2022 titrait “The sustainability movement is 50. Why are world leaders ignoring it?”, relatant comme rien (ou presque) n’avait changé depuis 50 ans malgré les incommensurables efforts déployés en soutenabilité. Cette impression de déjà-vu, je la rencontre tout le temps. La pensée écologiste tourne-t-elle dans sa roue de hamster, régurgitant épisodiquement les mêmes alertes, les mêmes constats ? Si tel est le cas, qu’est-ce que cela nous apprend sur nos perspectives d’action ?
L’histoire se répète (un peu trop)
Les appels alarmistes de la part du corps scientifique se succèdent quasiment à l’identique : en 2005 les scientifiques de plusieurs académies des sciences appelaient à « agir d’urgence » pour le climat, affirmant à chaque fois que la date limite approchait bientôt :
En témoignent les fameux comptes à rebours publiés à intervalles réguliers : « il nous reste [insérer un chiffre] années avant de subir des événements irréversibles », publié en [insérer année]* :
Il est entendu que chaque dixième de degré compte, et que chaque année supplémentaire de sursis pour notre modèle de développement est un désastre et un crime pour l’avenir, mais cette exhortation à affirmer une date butoir — sans cesse reculée — est sans doute très confuse pour quiconque souhaite s’informer. Il serait sans doute plus clair de réaffirmer à intervalles réguliers ce que l’on a vraisemblablement perdu, et ce qu’il reste à « sauver », comme certains l’ont d’ailleurs fait.
Remontons un peu l’histoire : péril nucléaire VS péril climatique
Nous comprenons la nécessité de diminuer l’impact carbone de toute l’économie alors qu’il y a plus de 100 ans le français Louis de Launay racontait déjà dans la revue La Nature de février 1914 [1] :
“Pour produire quelque 8000 milliards de combustibles minéraux, combien n’a-t-il pas fallu de végétaux accumulés et très accidentellement préservés de la combustion dans la durée des temps géologiques ; donc quelle absorption d’acide carbonique emprunté à l’air ? Et, le jour où cet acide carbonique aura été restitué aux couches inférieures de l’air par nos cheminées d’usines, quels changements (dont nous avons déjà le prodrome sur les grandes villes industrielles) ne manqueront pas d’être réalisés peu à peu dans nos climats ?”
Il explique d’ailleurs dans le même article en quoi la consommation d’énergie est exponentielle et comment les pays qui développent cette consommation se rendent tributaires d’autrui. Les penseurs de l’époque avaient déjà compris les désastres de la mégamachine, et le problème climatique actuel n’en est qu’une illustration de plus. Et même si le péril d’il y a 50 ans était plutôt incarné par les ogives nucléaires et leur mise de l’Humanité en « délais » [Gunther Anders], le parallèle avec le climat est absolument direct **.
Un exemple frappant : les low-techs
Nous étudions aujourd’hui les low-techs — essayant même d’en trouver une définition finale ***, pourtant le mouvement des technologies douces de 1970 (BRAD) avait déjà très bien mis la table :
De même nous essayons « d’innover low-tech », parfois sans savoir qu’on utilisait déjà au XIXe siècle :
- des systèmes d’air comprimé pour toute sorte de procédés industriels, comme à Paris où un réseau tentaculaire est resté en service 100 ans [7].
- Des multiplicateurs de force permettaient de soulever des charges de plus de 15 tonnes par personne, grâce à un coefficient multiplicateur de plus de 600 [6]
- Des moteurs à eau pouvant alimenter toute sorte de machines industrielles ou domestiques, et des accumulateurs à eau alimentant des machines peu nombreuses mais très puissantes [8]
- Et que dire des hypocaustes, des matelas-fascines et des autres retro-tech exhumés par le low-tech magazine ?
Aux États-Unis, le New alchemy institute expérimentait déjà dans les années 70 les « low-techs », l’agriculture biologique / la permaculture … en somme une bonne partie des savoir-faire matériels que l’on peut retrouver aujourd’hui sur une ZAD ■. Nous apprenons en outre à vivre « zéro déchet », alors que ses principes étaient déjà pratiqués chez bien des peuples auparavant … et même dans nos villes européennes grâce aux chiffonniers (récupérateur de déchet) avant le triomphe de l’hygiénisme et l’instauration du tout-à-l’égout [9].
Dès lors, il faut absolument se demander : comment ce mouvement a-t-il été accueilli à l’époque ? Quelles sont les raisons de son échec ? En quoi le contexte d’aujourd’hui est différent et pourrait permettre son succès ?
Lire les tendances d’aujourd’hui avec la rétrospective du siècle dernier
Afin d’épargner au lecteur une énumération fastidieuse, nous ne relaterons ici que brièvement les exemples :
- À l’heure où certains journalistes dénoncent « la face cachée des énergies vertes », Murray Bookchin — tout comme de nombreux observateurs de l’écologie sociale — remarquait déjà en 1980 dans sa lettre ouverte au mouvement écologique [3] :
« Le satellite solaire «écologique» de 40 km de Peter Glaser, […] les éoliennes géantes «écologiques» du département de l’Énergie, pour ne citer que les exemples les plus grossiers de cette mentalité environnementaliste, ne sont pas plus écologiques que les centrales nucléaires ou l’agriculture industrielle. »
- En 2017 nous redécouvrions les possibilités d’effondrement de la civilisation, livres à l’appui, pourtant (entre autres) le documentaire The End of Suburbia expliquait déjà en 2004 l’effondrement du modèle occidental alimenté par du pétrole abondant, en provoquant d’ailleurs de nombreuses prises de conscience et bifurcations et désertions [2].
- Comme le rappelle d’ailleurs très bien C. Hamilton (traduit par J. Grinevald dans ce séminaire de 2015), le terme « anthropocène » a plus d’un siècle. Nous ne citerons que deux références : Vernadsky 1926 et le terme de biosphère et Schuchert 1922 (Steffen et al. (2011)
- Les collapsonautes s’émeuvaient de la déclaration d’E. Philippe (celui-ci affirmant qu’ « Effondrement » de J. Diamond était son « livre de chevet ») → mais l’exemple du Président de la Commission européenne de 1972 a fait bien plus date : Sicco Mansholt racontait ainsi, après avoir été ébranlé par le rapport Meadows :
« En juillet dernier [1971], j’ai compris que nous courrions au désastre […]. Cela a été pour moi une révélation terrible. J’ai compris qu’il était impossible de s’en tirer par des adaptations : c’est l’ensemble de notre système qu’il faut revoir, sa philosophie qu’il faut radicalement changer […] la pénurie de nourriture, l’emballement de la pollution, l’effondrement de la production industrielle privée d’énergie et de matières premières conduisent Inévitablement au collapsus ; au désastre » [Juin 1972].****
- En 2022 « des Agros bifurquent », l’ENSAT emboîte le pas. Mais il aurait été plus honnête d’insister qu’en 1970, ni plus ni moins que le plus grand mathématicien du XXe siècle, Alexandre Grothendieck, avait déjà parcouru ce chemin ■ ■, en claquant la porte de la Recherche académique [tout a empiré depuis], et en fondant même le courant d’écologie politique majeur de l’après choc pétrolier en France, « Survivre … et Vivre » (mouvement qui s’était, d’ailleurs, déjà lancé à l’époque dans l’agriculture bio).
- Les mouvement écologistes essayent désormais de trouver une « stratégie de lutte », où trône encore le débat de la violence VS non-violence (le groupe ACNV — Action civique non-violente, a d’ailleurs vu le jour dès 1958). Pourtant il me semble bien que ce débat a été tranché depuis bien longtemps, en s’inspirant de l’épisode de l’émancipation des noirs américains (point de Martin Luther King sans Malcom X) ou de Gandhi sans les groupes d’actions directes à côté [11] (voir aussi [12]).
« Géants d’hier, néants d’aujourd’hui »
Ce titre du journal La Décroissance n’a donc jamais autant résonné qu’aujourd’hui :
Sans mettre sur un pied d’égalité les sinistres présents sur le bas de la une ci-dessus et les nouveaux écrivains quelque peu « fossoyeurs » des anciens concepts, on peut regretter le manque de reconnaissance de certains ouvrages de référence, et l’engouement pour le « neuf », les productions fraichement imprimées mais souvent écrites avec moins de réflexion sur le temps long et plus dans l’urgence qu’il y a quelques décennies ■ ■ ■.
Pourquoi il ne faut pas juste défendre “le vivant”
Cette tendance à l’amnésie peut avoir des conséquences en cascade : la caste pensante redécouvre par exemple tout d’un coup la nécessité de ne pas annihiler les écosystèmes dont nous dépendons pour vivre. Ainsi, les appels à « préserver le vivant » se multiplient partout, pourtant l’ambition de protéger la nature était un projet bien plus consistant : la nature c’est le vivant ET l’inerte, l’organique ET le minéral, la biocénose + son biotope, la bio-géo-diversité (ex : point de réelle diversité du vivant sans ses habitats) …
Quiconque a déjà été en montagne, aussi haut que la zone nivale par exemple mais pas que, sait bien que la roche fait partie des merveilles de la nature, et qu’elle constitue un patrimoine à préserver autant que « le vivant » — les luttes écologiques visent alors aussi à préserver un arbre qu’une nature minérale, comme l’a montré récemment la lutte pour les carrières de Meudon (à l’inverse, on voit mal pourquoi on devrait lutter pour la conservation de certains « vivants » comme les coqs à chair « 39 jours », les vaches obèses incapables de même se mouvoir, personne ne regrettera non plus le virus de la variole, pour ne citer que quelques exemples…). L’idée de défendre ce qu’il reste de *sauvage*, voire de le restaurer (comme le projet « réensauvageons l’Europe ») paraissent ainsi plus pertinents. Autant que celle de la lutte contre l’homogénéisation du monde : les espèces exotiques envahissantes sont ainsi une des grandes menaces pour la diversité de la nature, et n’importe quel « vivant » n’est donc pas souhaitable à n’importe quel endroit. Un monde où domineraient des peuplements monospécifiques d’espèces virulentes, voire où subsisteraient uniquement des formes de vie « simples » (quelques plantes extrêmophiles ou microorganismes résistants, par exemple suite à une catastrophe planétaire) serait toujours « vivant » mais absolument non souhaitable …
On peut d’ailleurs observer que ce glissement sémantique de « nature » à « biodiversité » (qui s’accompagne avec celui de « protection » à « gestion », très bien décrit dans [5]) s’est opéré au fur et à mesure que les espaces de nature férale se réduisaient au fil des années (ex : l’artificialisation des terres progresse tous les ans). Le terme de biodiversité n’est donc pas pour vraiment une avancée, et il se peut que nos aïeux, avec le terme de « nature » (même s’il peut être flou), aient visés bien plus juste.
Revenons aux classiques ! ( ?)
Alors bien-sûr une telle rétrospective présente un biais : celle de ne sélectionner a posteriori que les meilleures idées, alors que ce sont celles qui, par nature, ont survécu. Ce texte n’est donc pas un plaidoyer du « c’était mieux avant ». Il serait par ailleurs d’autant plus absurde d’aller chercher dans les « saintes écritures écologiques » une interprétation au prisme des événements post-2020. Mais ces biais n’empêchent par contre pas d’aller puiser dans les archives les explications et clés de compréhension pour le moyen et long terme, et d’élucider les tendances de fond. On ne peut donc que saluer la republication de plusieurs titres emblématiques de l’écologie politique par des éditions récentes :
Ne perdons pas de temps à réinventer la roue, alors que des vraies questions se posent :
- L’écologisme est toujours fracturé entre une tendance correctrice et une tendance paradigmatique, une tendance réformiste/consensuelle et une tendance clivante/révolutionnaire [10] (comme à l’époque de « Survivre…et Vivre »), comment éclaircir et prendre acte de cette fracture ?
- Que sauver et ne pas sauver de notre modèle technologique ? Comment trace-t-on clairement la ligne de fracture entre technologies démocratiques et autoritaires ?
- Comment gère-t-on les technologies zombies, et comment ferme-t-on les futurs techniques obsolètes, et/ou délétères ?
- Comment transforme-t-on notre gestion des espaces pour permettre une vraie reconstitution de populations variées sur tous les taxons (faune, flore, fonge, microbes …) ? Et comment par conséquent gérer notre approvisionnement en nourriture et en matériaux via des pratiques viables ?
Etc.
Ainsi, plutôt que de se fier au prétendu pouvoir d’internet à démocratiser l’innovation et la rendre accessible partout, de se gargariser sur la soi-disant toute puissance du stade avancé de notre civilisation, de s’extasier devant le dernier bouquin sorti aux éditions vertes ou le dernier documentaire décrivant LA solution à la catastrophe écologique (étant par ailleurs le parfait produit spectaculaire inconséquent), nous ferions mieux d’aiguiser nos capacités d’archéologue de l’écologie.
Notes :
* Pour une synthèse des différents jalons pour le climat, se référer à https://basta.media/Giec-rapport-climat-Cop26-chronologie-40-ans-d-alertes-des-scientifiques-et-d-inaction-de-nos-dirigeants
** Rien ne relate mieux le péril climatique que le parallèle avec la perspective de catastrophe du nucléaire militaire : voir la citation de Marguerite Duras, 4 juin 1986 pour Le Matin.
*** pas plus tard que cette année, un groupe de travail de l’ADEME planchait encore sur la question, et une thèse à l’INP Grenoble s’ouvrait
**** Mansholt a par la suite continué dans la veine de la limitation de la croissance, un revirement pour celui qui avait tant contribuer à détruire l’agriculture paysanne [voir Charbonneau, « Notre table rase »]
■ la désertion est une pratique millénaire [Reporterre], on peut aussi citer le Larzac, et les peak-oilistes [The end of suburbia]
■ ■ Centre de contre-circulation et expérimentation des techniques autarciques en Ariège
■ ■ ■ On peut carrément se demander : pourquoi sommes-nous si confiants en notre supériorité de savoirs ? Parce qu’on applique la méthode scientifique à la lettre ? Il est pourtant facile de voir que des civilisations précédentes faisaient des prouesses à coup d’empirisme (et pas seulement en termes de construction, aussi d’agriculture, que certains peuplent autochtones pratiquent encore [4]
Pour aller plus loin, il est vivement conseillé de lire [12].
Références
[1] “Les ressources en combustibles du monde”, https://sciences.gloubik.info/spip.php?article1734
[2] Luc Semal, « Face à l’effondrement — Militer à l’ombre des catastrophes » (2019), https://www.decitre.fr/livres/face-a-l-effondrement-9782130634843.html
[4] Low-TEK — Design by Radical Indigenism (2019)
[5] P. Blandin, « De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité » [conférence de 2007, publié en 2019] https://www.google.fr/books/edition/De_la_protection_de_la_nature_au_pilotag/9-2YDwAAQBAJ?gbpv=1
[6] K. de Decker, « Vers l’infini et au-delà : Les grues et les engins de levage manuels » (2010), https://solar.lowtechmagazine.com/fr/2010/03/history-of-human-powered-cranes.html
[7] K. de Decker, « Histoire et Avenir de l’Économie de l’Air Comprimé » (2020), https://solar.lowtechmagazine.com/fr/2020/04/history-and-future-of-the-compressed-air-economy.html
[8] K. de Decker, https://solar.lowtechmagazine.com/fr/2013/09/power-from-the-tap-water-motors.html, https://solar.lowtechmagazine.com/fr/2013/08/direct-hydropower.html, https://solar.lowtechmagazine.com/fr/2013/08/direct-hydropower.html
[9] B. Monsaigeon, « Homo Detritus — Critique de la société du déchet » (2017)
[10] N. Truong, « L’écologie, une terre de conflits » (2022), lien.
[11] A. Malm, “Comment saboter un pipeline ?” (2020), La Fabrique
[12] PMO, “Mémento Malville — Une histoire des années 70” (2005) https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?article1